Pendant plus de six heures, le procureur général près le tribunal criminel de Blida a tenté hier de replacer l'affaire Khalifa dans son contexte, en revenant sur les détails de la création de la banque qui, selon lui, était le point de départ « d'une organisation machiavélique de pillage et d'escroquerie ». Il commence d'abord par rendre hommage au tribunal qui a dirigé les débats, mais également à la presse grâce à laquelle, précise-t-il, l'opinion publique a pu suivre le déroulement du procès. Il relève que les auditions, même des personnalités et de ministres encore en activité, sont le résultat de la réforme de la justice et constituent, selon le parquet général, un pas important dans la consécration de l'Etat de droit. Il lance à l'adresse des avocats et de ceux qui s'interrogent pourquoi certaines de ces personnalités n'ont pas été poursuivies : « Ne soyez pas impatients. Chaque chose en son temps. Le procès de la caisse principale n'est que le début de l'affaire. Il y a d'autres dossiers ouverts au niveau de l'instruction. Il y a l'achat des actions pour 8 millions de dollars des actions de la FIBA, le transfert illicite de 45 millions d'euros qui ont servi à l'acquisition de la villa de Cannes, dans laquelle un notaire est impliqué. Il y a également l'achat des cinq unités de dessalement d'eau de mer et le transfert de 81,5 millions d'euros avec des factures trafiquées. Je cite quelques-uns de ces dossiers juste pour vous dire que l'affaire n'en est qu'à son début. » Il affirme que si des accusations sont portées par X ou Y contre des témoins entendus par le tribunal, « soyez sûrs que tous ceux qui ont bénéficié de Mastercard, de cartes de gratuité ou tout autre avantage feront l'objet d'une information judiciaire ». Le procureur général estime que la Banque d'Algérie a le droit de se constituer partie civile, eu égard au préjudice moral qu'elle a subi. « Comment peut-elle être responsable des agissements de personnes animées de la volonté de piller ? Ce n'est pas uniquement parce qu'elle a agréé El Khalifa Bank que cette institution publique doit assumer les erreurs d'individus. L'institution doit être préservée des agissements des personnes, elle qui était la proie d'une association de malfaiteurs, de voleurs, de pilleurs et d'escrocs. » Le magistrat s'est également interrogé sur l'objectif recherché à travers la volonté de certains accusés de préférer être jugés par des tribunaux étrangers au lieu et place des juridictions algériennes. Il relève également que le hasard marque trop cette affaire, à commencer par le fait que l'un des accusés, Djamel Guellimi, soit arrêté le 24 février 2003 à l'aéroport d'Alger, avec deux autres cadres du groupe, Karim Kassa et Khelifi Samir, en possession d'une mallette contenant 2 millions d'euros, mais aussi par le fait que ce soit la présidente de ce même tribunal qui a eu à juger les trois mis en cause. Le procureur général revient sur le contexte dans lequel Abdelmoumen Khalifa est sorti de l'anonymat pour ériger son empire. « C'était l'ouverture du marché économique, qui coïncidait avec l'apparition d'un terrorisme aveugle, qui a eu pour conséquence l'isolement du pays sur le plan international. Une situation qui a poussé les dirigeants de l'époque à encourager l'investissement privé étranger et surtout local. Mais au lieu d'investir pour créer de l'emploi, Abdelmoumen préfère ouvrir une banque pour accaparer l'argent des entreprises publiques, puis une compagnie de transport aérien pour pouvoir transférer ces fonds vers l'étranger. Il a choisi deux secteurs névralgiques pour tenir le pays par la main qui lui fait mal, la finance et le transport aérien, au moment où les investisseurs et les compagnies étrangères ont fui l'Algérie. » Le magistrat passe au peigne fin les étapes ayant marqué la création de la banque et surtout la phase de la préparation des actes constitutifs qui, selon lui, sont tous entachés d'illégalité. Même le nom de la famille a été, note le magistrat, volontairement changé, en lui ajoutant « Al » (Al Khalifa) dans le but de tromper l'opinion publique et faire croire qu'il s'agit de fonds des pays du Golfe. « Abdelmoumen Khalifa a utilisé la situation de fragilité du pays pour constituer une association de malfaiteurs dans le but de piller et d'escroquer les entreprises publiques, l'Etat et le peuple. » Le ministère public présente Djamel Guellimi et Issir Idir Mourad, ex-directeur de l'agence 158 de la BDL Staouéli, ainsi que le notaire Rahal Omar comme étant le point de départ de cette organisation. Selon lui, Issir Idir a participé à la préparation de l'acte d'hypothèque de la pharmacie et de la villa familiale, rédigé par Djamel Guellimi, alors clerc du notaire Rahal Omar, pour l'obtention d'un crédit de 95 millions de dinars. Des actes qui se sont avérés, selon le parquet général, des faux. « Ce crédit sera remboursé le 8 décembre 1998, deux mois après le lancement de la banque. Le 10 janvier 2007, Issir Idir Mourad a été jugé et condamné et l'affaire est actuellement en appel. Fort heureusement, le faux est un délit imprescriptible (…). » Les appétits dévorants de Khalifa Il s'attarde sur le cas du notaire Rahal, « responsable aussi de l'établissement du faux ». Le magistrat fait ressortir les anomalies de certains documents de la banque qui, parfois, présentent Amar Kaci comme dirigeant principal et parfois c'est Abdelmoumen qui occupe ce titre. Il souligne également la responsabilité des deux commissaires aux comptes, lesquels, dit-il, sont tenus d'informer les autorités de toute violation commise par la banque. Il insiste sur le fait que toute la structure documentaire sur laquelle repose la banque était bâtie sur du faux et de l'escroquerie. « Abdelmoumen a non seulement utilisé la conjoncture, les lois, le contexte politique, mais également les hommes, surtout les cadres de la BDL », explique le procureur général. Selon lui, pour accaparer les fonds des sociétés publiques, Abdelmoumen Khalifa a chargé Ighil Meziane de sillonner les villes d'Algérie, parce que les petits déposants ne l'intéressaient pas. Il ajoute qu'il s'est entouré de personnes influentes, venues de plusieurs catégories professionnelles. Il cite le cas de Chaâchouâ Abdelwahab, ancien inspecteur de police. « Abdelmoumen et Chaâchouâ se sont utilisés mutuellement. Le premier pour piller les entreprises publiques et l'autre pour s'enrichir. Nous sommes devant une bande de malfaiteurs machiavéliques. Dès le début, ils se sont entendus sur le pillage à travers ces sommes colossales sorties de la caisse principale dans des sachets, des sacs, des cartons, etc. N'est-ce pas du vol ? Chaâchouâ qui s'est acheté des villas et les autres cadres, Krim Smaïl, Kebbache Ghazi, Bouabdellah Salim, se sont tous entendus pour créer une bande de voleurs. Akli Youcef, le caissier principal, a révélé devant le tribunal qu'ils venaient tous récupérer, juste avec un bout de papier, des montants importants, qui ont atteint 20 millions de dinars vers des destinations inconnues. Un inspecteur général, empêché de contrôler la caisse principale, va lui-même bénéficier de 5 millions de dinars qu'il présente comme un crédit, sans en apporter la preuve. » Le magistrat ne s'arrête pas là et rappelle les propos de l'accusé Boukadoum Karim, ancien cadre du gouvernorat d'Alger et membre du conseil d'administration des OPGI d'Alger, en précisant que des témoins l'ont accusé d'avoir fait pression sur les responsables des offices d'Alger pour qu'ils effectuent le placement de leurs avoirs à El Khalifa Bank. « Ce n'est pas la peur du PDG qui empêchait ces cadres de refuser d'exécuter les ordres, mais plutôt la relation amicale qui les liait à ce dernier. Le dernier des épiciers tient une comptabilité, alors qu'El Khalifa Bank n'avait rien, exception faite pour les fonds des sociétés publiques qui finançaient les entités créées par Abdelmoumen et dont les statuts ont été rédigés par le notaire Rahal Omar. N'est-ce pas là un vol qualifié ? Idjerouiden lui vend Antinéa et il utilise la banque pour lui remettre, d'un coup, un premier montant de 21 millions de dinars. Comment se fait-il qu'il importe de la bière et c'est la banque qui est utilisée pour payer la caution douanière ? » Il parle d'Ighil Meziane et se demande comment ce dernier peut-il accepter de percevoir une somme mensuelle de 100 000 DA sans avoir un quelconque contrat de travail. Ce qui pour le magistrat est une autre violation de la loi du travail, puisque Ighil Meziane n'était pas déclaré à la sécurité sociale. Les sommes colossales transférées vers des comptes privés Il relève que l'accusé finit par avoir l'exclusivité sur l'équipement sportif, payé par un crédit de Khalifa, et vendu aux clubs sponsorisés et dont les factures sont prises en charge encore une fois par Khalifa. Il note également à propos de Kheireddine El Oualid, actuel patron de l'AADL et ancien DG de l'OPGI de Aïn Témouchent, d'Oran et de Constantine, que les responsables de Khalifa l'ont suivi partout où il est nommé uniquement pour les placements de l'office. « Même à Aïn Témouchent, alors que l'Algérie pansait ses blessures du séisme, Khalifa ne s'est pas empêché d'aller demander au DG de déposer l'argent de l'office. Quelle valeur en gardent encore ces responsables ? » Il fait remarquer que Khalifa profite de toutes les situations et crises, y compris des malheurs des Algériens, puisque même les fonds collectés après les inondations de Bab El Oued dans le cadre du téléthon n'ont pas échappé à son « emprise dévorante ». Le même « appétit » est constaté après le séisme de mai 2003. Alors que la banque était sur le point d'être liquidée, Khalifa Construction surfacturaient des travaux de réfection et de déblayage qu'elle n'a jamais réalisés. Il ajoute que Khalifa « n'a jamais été pris de pitié pour les pauvres, pour leur offrir le couffin de Ramadhan. Il a profité de leur détresse pour surfacturer les repas qui ont atteint dans certains endroits plus de 8000 DA. Toutes les occasions sont bonnes pour Chaâchouâ Badreddine ». Il note au sujet de Abdennour Keramane qu'il a recruté sa fille Yasmine en utilisant son frère Abdelouahab, ancien gouverneur de la Banque d'Algérie, dont l'épouse est la tante de Abdelmoumen Khalifa. « Kebbach Ghazi, en fuite, vire vers son compte privé en Suisse un montant en devises qu'il dit lié au sponsor de sa revue MedEnergie. Pourquoi alors cet argent n'a pas été transféré sur le compte de la société ? Pourquoi a-t-il pris la fuite ? Nous ne sommes pas dans une affaire politique, comme il le dit, mais dans une affaire purement et simplement de malversation et de vol qualifié. » Le procureur général lit à haute voix une lettre adressée par Abdennour Keramane à Abdelmoumen Khalifa, faisant état de graves problèmes à l'antenne de Khalifa Airways de Milan qui devait être ouverte par sa fille Yasmine au point d'attirer l'attention des autorités italiennes. A ce titre, il lui demande une entrevue en urgence à Alger pour trouver une solution. Le magistrat rappelle que Yasmine Keramane a bénéficié de un million de francs français (FF) pour justement mettre en place cette antenne, mais elle n'a jamais vu le jour. Il indique que Khalifa opérait exprès des mouvements répétés à la tête de ses entités et des directions sensibles de la banque et de la compagnie de transport dans le but de diluer les responsabilités, mais aussi pour impliquer tous les cadres dirigeants dans la gestion. Il révèle que Djamel Guellimi, que l'on retrouve à tous les postes, y compris de directeur de cabinet d'un groupe Khalifa qui n'existe pas, a bénéficié d'une carte de paiement en devises Mastercard qu'il a utilisé à hauteur de 20 000 euros sans qu'il ait un compte devises. Entre 1999 et 2001, il a dépensé, selon le procureur général, 1,174 million de FF alors qu'en 2003, alors qu'il était à la tête de KTV, il a dépensé 18 990 euros. Le magistrat cite une série de montants transférés illicitement vers l'étranger par la banque Khalifa. Selon lui, des sommes de 25,77 millions d'euros, 6,607 millions de FF, 11 millions de dollars, et pour Antinéa seulement 48 416 euros. Il affirme que 51,5 millions de dollars ont été transférés pour l'achat des cinq unités de dessalement dont la facture a été surévaluée pour atteindre 81,5 millions de dollars, lance-t-il, avant de demander à la présidente de le laisser vider son cœur du ras-le-bol. Il précise que l'unité est arrivée à Alger dans un très mauvais état. Elle a plus de 20 ans d'âge et son prix ne dépasse pas les 3600 dollars. Aujourd'hui, elle pose un grave problème aux pêcheurs de Zemmouri. Il ajoute que d'autres montants de 3,908 millions d'euros, 37 000 euros ont été également transférés, et uniquement pour KTV, la somme de 15,132 millions d'euros ainsi que 200 000 euros ont été transférés illégalement. Les montants du financement des magasines et des journaux ont atteint 523 423 euros, 501 000 dollars US, sans compter les 3,393 millions d'euros et 350 000 euros virés à l'étranger pour les prestations diverses, entre autres des avocats. Il évoque l'énigmatique Ragheb Echamaâ en affirmant qu'il est concerné par une commission rogatoire et poursuit la lecture de la liste des sommes transférées illicitement vers l'étranger : 18 000 dollars, 367 millions d'euros, 523 millions d'euros, 2,25 millions FF, 1,977 millions de livres sterling et de 94 millions FF ont été transférés illicitement vers l'étranger. « Tout cet argent constitue les avoirs des sociétés publiques et des petits déposants. Si c'était vraiment les fonds de Abdelmoumen, il n'aurait jamais abusé de la sorte », explique le procureur général. Pour mieux illustrer la gravité de cette opération qualifiée de diabolique, il déclare : « Imaginons que le directeur des finances de Sonatrach, M. Mostefaoui, avait cédé à la pression pour placer l'argent de la compagnie à El Khalifa Bank, quel le serait le sort du pays ? Quelles conséquences aurait eu une telle opération ? Fort heureusement, dans ce pays, il y a encore des gens honnêtes et intègres qui ne pensent pas uniquement au gain facile. » Le magistrat indique que le choix des cadres de la BDL par Abdelmoumen n'est pas fortuit. Il était client à la BDL de Staouéli, et à ce titre, il leur a offert des salaires importants pour qu'ils exécutent ses ordres à la lettre, et de ce fait, ils participent consciemment à cette organisation de malfaiteurs. Il cite la famille Chaâchouâ, puis Reda Abdelwahab, Bouabdellah Salim, Mir Ahmed, Larbi Salim, en disant qu'ils ont tous participé à cette volonté criminelle d'accaparer l'argent de la caisse principale. Il note à propos de Hocine Soualmi, directeur de l'agence des Abattoirs, le magistrat affirme n'avoir jamais vu un fonctionnaire faire autant de voyages en France (241 en trois ans) en un temps aussi réduit. Pour ce qui est des cadres de la comptabilité, il les accuse d'avoir établi une « fetwa » comptable pour masquer la dilapidation des fonds de la banque par les dirigeants, qui ont transformé l'établissement financier en « une vache laitière ». Il revient sur Chaâchouâ Abdelhafid et précise qu'il était très écouté du fait de ses relations avec Abdelmoumen Khalifa. La société qu'il dirige, KGPS, est financée entièrement par la banque, c'est-à-dire l'argent du peuple. Toute sa famille travaille chez Khalifa, y compris son épouse et son beau-frère, les enfants d'un ancien patron de l'ONRB (Issouli). Le magistrat relève que lors de la perquisition des gendarmes dans son domicile, de nombreuses factures et virements de Abdelmoumen Khalifa ont été retrouvés dont un virement de 385 000 dollars pour un film sur le phénomène Khalifa. Selon le procureur général, Abdelwahab Reda, l'aide de camp de Abdelmoumen, « a été radié du corps de l'ANP et ne peut en aucun cas parler de cette institution ». Le réquisitoire reprendra aujourd'hui.