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Réflexion pour une nécessaire transition politique
Au-delà de la saga Khalifa et « anonymes »
Publié dans El Watan le 21 - 03 - 2007

L'Algérie excelle dans la récupération des concepts et la sémantique. Question de mode. Deux formules reviennent souvent dans le vocabulaire du discours politique : la « bonne gouvernance » et « les pôles d'excellence ». On les redécouvre aujourd'hui pour leur donner un sens, mais elles avaient du sens, et c'est ce sens qui ne voulait pas être admis.
Qu'est-ce que la bonne gouvernance, formule anglo-américaine mal définie et mal digérée ? Si l'on devait rapporter cette formule, si souvent mal employée à un contre-exemple concret, l'on se rappellera cette réponse pitoyable et bien réelle d'un des ministres le plus « présentable » du régime bouteflikien devant la présidente de la cour criminelle de Blida en charge du procès El Khalifa Bank : « Je n'ai pas été assez intelligent… », ou de ce syndicaliste affirmant avec provocation : « J'assume… » (la prédation organisée, le vol, l'incompétence ?). Ces deux seules réponses définissent à elles seules le système politique actuel, incompétent, arrogant et provocateur. Normalement, dans un pays régi par des valeurs, des responsables politiques impliqués, par incompétence, « manque d'intelligence » ou prédation, auraient dû démissionner ou faire l'unanimité de toutes les institutions du pouvoir pour être sanctionnés, en l'espèce, relevés de leurs fonctions, au minimum. Au regard de ce qui apparaît incidemment au cours des audiences, nous devons rectifier ou plutôt préciser les mots. Nous avons toujours parlé de clans au pouvoir. Je pense que nous étions dans l'erreur. Au lieu de parler de clans, il serait plus conséquent de parler de bandes. Le clan relève de l'anthropologie alors que la bande relève de la délinquance. L'affaire Khalifa nous aura au moins servi à mieux employer les mots. Comment des citoyens peuvent-ils accorder une crédibilité quelconque à des institutions — visibles ou non — quand les responsables qu'ils désignent affichent une telle arrogance et une telle incompétence ? N'est-ce pas tout un système politique qui se dénude devant nous ? En tirera-t-on les conséquences, le plus vite possible, avant qu'il ne soit trop tard, en démantelant ce système incestueux qui ne se reproduit qu'entre ses membres et que la loi biologique sanctionne en accouchant de tarés ? Ce procès s'inscrit dans l'actualité immédiate d'une conjoncture : celle caractérisée par la réorientation radicale de la politique sociale et économique du gouvernement, par les fractures au sein du bloc au pouvoir, par la montée du désenchantement. L'Algérie est entrée depuis quelques années dans une de ces césures historiques où le flot des événements quotidiens vient démanteler des structures sociales et culturelles qui s'étaient construites sur la longue durée.Je suis choqué et interpellé en lisant dans la presse que des « bureaux d'experts » viennent apprendre à nos députés comment être députés, et au Conseil économique et social comment travailler selon des normes internationales. Aucun « expert » ne nous a expliqué ce que sont des « normes internationales » dans ce cas précis, mais ce que l'on sait, c'est que le pouvoir politique a cassé cet organe parce que justement il travaillait trop bien, mais pas assez bien pour brosser dans le sens du poil. Il dérangeait les vérités officielles et ses chiffres malmenés.Comment rappeler à ces « découvreurs » d'un genre nouveau de faire appel à leur mémoire apparemment soumise à une crise de la transmission car ils ne savent pas distinguer entre « l'expérience transmise » et « l'expérience vécue ». La première se perpétue presque naturellement d'une génération à l'autre, forgeant les identités des groupes et des sociétés dans la longue durée. La seconde est le vécu individuel, fragile, volatile, éphémère. Elle est typique des sociétés dites modernes, de l'individualisme possessif mais aussi le produit des catastrophes et leurs cortèges de traumatismes, sans pouvoir devenir un héritage s'inscrivant dans le cours naturel de la vie. C'est le déclin de l'expérience transmise qui appelle à l'obsession mémorielle dans un pays qui a perdu ses repères, défiguré par la violence, toute la violence, et atomisé par un système social qui efface les traditions et morcelle les existences. Partout et toujours, les sociétés humaines ont possédé une mémoire collective et l'ont entretenue par des rites, des cérémonies, voire des politiques. La mémoire structure les identités sociales en les inscrivant dans une continuité historique et en leur donnant un sens, c'est-à-dire un contenu et une direction. Nous ne savons pas aujourd'hui quel sens ces nouveaux « entrepreneurs » veulent-ils donner à leur slogan « excellence » et « normes internationales ». Leur mémoire est défaillante, de même que ceux qui y croient, car l'excellence existait, de même que les normes internationales.Jusque dans les années 1974-1975 les diplômes de l'Université d'Alger, pour tous les étudiants, avaient cours à l'étranger et étaient équivalents à l'ensemble des diplômes du monde entier. On oublie de le dire, de même que l'on oublie de dire que dans sa majorité, l'encadrement était algérien, mais existait une coopération culturelle de qualité, voire talentueuse. Si elle n'existe plus, c'est parce que certains « découvreurs » de l'époque, aujourd'hui tout aussi « responsables », ministres (toujours) ou ambassadeurs (c'est mieux), ou dans « l'opposition » (fictive), avaient décidé de « révolutionner » l'enseignement. Et aujourd'hui, pour une minorité, on veut créer des « pôles d'excellence » comme on a créé une banque d'excellence pour enrichir quelques-uns, avec l'argent des autres. La restructuration capitaliste initiée, que l'on présente comme une transition de l'économie dirigée vers le libéralisme, met l'Algérie face à une de ces frontières toujours fugitives de la modernité. Imposée autoritairement par en haut, la modernisation se présente comme une destruction et une chute pour le plus grand nombre, comme un âge d'or de progrès et de pouvoir pour une petite minorité. Cette société depuis toujours duale et déchirée, on veut une fois de plus la diviser en deux, celle des nantis et celle des exclus, celle des protégés et celle des marginaux, celle des établis et celle des errants. Le modèle est celui de la société duale moderne que l'actuelle restructuration mondiale du capitalisme veut imposer dans tous les pays pour entrer elle aussi dans le futur en renvoyant au passé antérieur l'Etat providence et les grandes conquêtes des travailleurs en matière de législation sociale, d'éducation publique, d'organisations syndicales et de la vie politique du pays. Cette modernité s'abat sur nous, elle a sa logique et ses projets. Nous avons donc trois attitudes possibles :
Assumer et supporter la modernisation par en haut au nom du progrès, en nous insérant d'une manière ou d'une autre dans son projet.
La critiquer en défendant le passé qui se dissout et le sacré qui est profané.
Lui résister au nom d'une autre modernité alternative et solidaire, imaginée et possible. Opter pour la première, c'est faire revivre les mythes du progrès et de l'intérêt commun dans l'économie, la société et l'éducation auxquels on donne aujourd'hui le nom d'excellence. La seconde ressuscite les projets du corporatisme, parlant au nom du national et du populaire. La troisième réponse est celle de l'invention et de la création. Chaque modernisation par en haut apparaît comme une extension des relations marchandes et une destruction accrue du tissu des solidarités. Le paradoxe du changement par en bas est qu'il se présente toujours, au départ, comme une résistance au changement. Quand cette résistance permet d'accumuler, de regrouper et d'articuler les forces, la modernisation alternative peut se présenter en positif. La résistance n'est pas simplement une défense du passé, mais une autre façon de changer en conservant et en transformant les solidarités anciennes que le changement va dissoudre en solidarités nouvelles pour reposer précisément sur la participation active de tous au changement. Pour que ceci devienne réalité, il faut s'approprier la nouvelle culture de la résistance pour constituer de nouveaux rapports de force sociaux dont dépendront la forme et le destin de la modernisation : la leur, celle de la petite minorité, ou la nôtre, celle du grand nombre. Cette culture devra abandonner le vieux réflexe consistant à exiger de l'Etat une protection qu'il n'est plus en condition de donner — et qu'il ne veut pas donner. Cet échange d'une subordination ne veut plus être supporté par les gens, la perspective étant de s'organiser hors de l'Etat, dans la société, afin de proposer une modernité alternative et solidaire : une autre modernité. La modernisation capitaliste implique une modernisation des conflits sociaux. Si les changements sur le plan économique demandent que soit dépassé le paternalisme de la politique de l'Etat, alors les prémices d'une rupture de la dépendance du mouvement salarié envers l'Etat, c'est-à-dire la condition préalable de l'organisation indépendante du mouvement des travailleurs salariés, sont en train d'être posées. La nécessité pour la classe dominante de repousser le plus possible ce moment, sans pour autant renoncer à son projet, est un autre élément du déphasage existant entre la politique et l'économie dans le virage que prend actuellement le capitalisme algérien. Avec l'affaire Khalifa, nous venons d'avoir la réponse de la connivence entre l'UGTA et le pouvoir pour interdire l'existence de syndicats autonomes : les privilèges et la prédation organisée par celui qui est chargé de défendre les intérêts des ouvriers. Ces syndicats autonomes ont fini par s'imposer de facto mais restent illégaux aux yeux de la loi. Au nom de la libération, le capital et l'Etat ont l'initiative. Cependant, cette initiative ouvre nécessairement un nouveau champ d'organisation pour les classes antagonistes au capital, à savoir les travailleurs de la ville et de la campagne, mais aussi leurs alliés potentiels dans les secteurs intermédiaires de la configuration nationale des classes. Si, comme c'est le cas, un nouveau bloc dominant se forme sous l'impulsion de l'Etat, cela rend en fait possible la formation d'un nouveau bloc des dominés : les travailleurs ne peuvent être les seuls à affronter le nouveau cours, qui, du haut de cet Etat, s'abat sur leur tête et leurs conquêtes. Une transition politique est nécessaire pour que la société se réorganise de façon indépendante. Cependant, en définitive, aucune indépendance ne se construit sans rupture, et cette rupture ne se produira pas sans un affrontement social. Cette lutte sociale intérieure préside et détermine toute forme effective de défense de la Nation. Toutes les institutions de l'Etat sont en déficit ou en rupture de légitimité, y compris les légitimités symboliques comme la légitimité historique ou celle de l'armée. A ce rythme, rien ne résistera à la dégénérescence et à la perte des repères, à la dissolution et à la profanation de ce qui a toujours été sacré et auquel se rattachent les gens. La perte des repères peut plonger le pays dans l'anarchie. Nous sommes à la frontière. L'élément de rupture est celui qui transforme les révoltes, phénomènes internes, en révolution, phénomène propre à la modernité, qui détruit et dépasse l'ancien. Souvent nous sommes pris au piège de cette insoluble antinomie. Celle-ci est visible dans l'évolution des organisations et des partis politiques, où la direction se transforme dans les faits en chefferie, le programme en croyance, la pensée critique en dogme et en foi, la politique en loyautés personnelles et l'organisation en communion des croyants unis par une fidélité qui n'est pas celle des idées mais celle des groupes ou des personnes. Au terme de cette évolution, on assiste à la conversion du parti en secte (grande ou petite) unie par des liens propres aux ordres militants ; et au pire, en secte unie par des loyautés mafieuses (les sectes, les ordres et la mafia étant des formes d'organisation qui trouvent leur origine et leurs racines dans les sociétés perturbées).La véritable rupture politique consiste à re-légitimer les institutions du pays pour dépasser la crise dans laquelle l'Algérie est embourbée et, pour ce faire, il faut avoir le courage d'affronter cette « superstructure » qui a piégé le pays dont l'affaire Khalifa Bank est l'exemple le plus prégnant. Si cela avait été fait, on n'aurait pas eu l'audace de parler de pôles d'excellence et de bonne gouvernance lorsque, après 45 ans d'indépendance, on reçoit nos factures d'eau signées par un étranger, que l'aéroport est géré par un groupe d'étrangers et que le tour d'autres entreprises se précise. Une question se pose : est-ce un constat d'échec des générations qui ont géré l'Algérie ? Je réponds : Non ! bien qu'il y ait eu des corrompus et des voleurs parmi eux. Mon sentiment penche plutôt vers les hommes politiques qui ont acquiescé, et le système qui les a nourris. Mais il faut avoir aussi l'honnêteté de reconnaître que nous sommes en partie responsables de cette situation car nous ne nous sommes pas opposés fermement aux dérives et à la gabegie que nous voyions se dérouler sous nos yeux, ou si nous l'avons fait, c'est dans le désordre, chacun dans sa chapelle. Il faut que cette humiliation et ce bradage cessent. Et pour qu'ils cessent, chaque institution doit prendre ses responsabilités.


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