Plus de la moitié des Algériens vivent avec moins d'un dollar par jour et à longueur d'année. Durant le neuvième mois lunaire, l'écart entre l'Algérie d'en bas et celle d'en haut s'aggrave et devient plus perceptible. Les prix qui flambent à l'orée de ce mois sacré rendent la vie plus dure aux ménages ayant des maigres bourses et encore pire à ceux dont le salaire traîne au-dessous du SNMG. Loin de vouloir démentir le discours officiel, une tournée dans les quartiers populaires de la capitale et une petite virée dans les restos de cœur, où on sert toujours la soupe dite « populaire », suffisent pour faire le constat. Tirer la sonnette d'alarme. L'Etat dit avoir fait des efforts dans le sens de l'éradication de la pauvreté. Il distribue des couffins de produits alimentaires aux familles démunies. Seulement, beaucoup d'Algériens ne se permettent pas un plat décent. Le comité de la wilaya d'Alger du Croissant-Rouge algérien (CRA) a renoué avec sa louable initiative en accueillant les nécessiteux le long du mois sacré pour la rupture du jeûne. Au point de restauration situé à la rue Mulhouse, à Audin, ce sont les retrouvailles aussi bien pour les jeunes bénévoles que pour les pauvres gens. L'ambiance est empreinte de solidarité et d'hospitalité. En ce quatrième jour de Ramadhan, les préparatifs commencent dès 9 h où les premiers volontaires arrivent sur les lieux dans une liesse dont seul Ramadhan a le secret. Pas de grasse matinée pour eux. Une dizaine de jeunes sont déjà dans la cour de la cuisine et épluchent les pommes de terre avec passion, alors que certaines jeunes filles font la vaisselle en échangeant des mots amicaux pour savourer ces moments de plaisir et de bienfaisance. Vers midi, le cuisinier, également un volontaire, s'affaire à préparer le repas du jour. Habitué à cette opération et maîtrisant bien son travail, il exécute ses gestes avec une célérité remarquable. Sur le nombre de bénévoles qui ne paraît pas important, Farid, qui participe pour la neuvième année à Maïdat El Hilal, dira : « Le nombre de volontaires va augmenter au fil des jours de Ramadhan. Le début est toujours comme ça. » A 16 h, un autre groupe de bénévoles arrive en souriant et nettoie le sol de la cuisine. Gêne et discrétion L'un d'eux annonce : « Regardez, l'eau coule à flots. Tout est propre. On a tous les produits détergents. » Les premiers nécessiteux sont arrivés avec des couffins. Un jeune est désigné pour ramener les casseroles à la cuisine afin de les remplir et les retourner ensuite aux familles. La plupart des femmes et hommes tentent tant bien que mal de cacher la mélancolie qui se dessine sur leur visage. Approchée, une vieille dame avoue avec gêne : « Je préfère porter mon couffin à la maison. C'est plus discret et ça nous permet de manger en famille. » A l'extérieur, un petit groupe de pauvres s'aligne devant la porte du restaurant avec une mine morose. Les femmes, elles, sont autorisées à accéder pour attendre à l'intérieur de la salle. Là, elles s'installent et entament des discussions sur les difficultés de la vie et le destin impitoyable qui leur est réservé. Il semble qu'elles se connaissent parfaitement vu la manière dont elles parlent. Fatima, vêtements vétustes et accompagnée de ses trois bambins, ne sait quoi dire devant le terrible sort qui l'a plongée dans une situation pareille. « Je me suis retrouvée sans aucune ressource. Que voulez-vous que je fasse pour passer le mois de carême ? Je n'ai aucun choix ! » Dehors, la file grandissait au fur et à mesure que les minutes passent. Karim, 30 ans, arbore une mine défaite qui dissimule son jeune âge. Taciturne et triste, il ne parle qu'avec ses semblables. Puis il avoue à son camarade qu'il vit tout seul et qu'il n'a pas trouvé du travail. A l'intérieur de la cuisine, l'ambiance monte d'un cran à l'approche du f'tour. Le cuisinier veille sur ses casseroles et regarde l'heure. Volontiers, il s'approche et déclare : « Chaque jour, on prépare 400 à 500 repas. C'est un peu fatigant, mais je le fais avec plaisir. » Dans la cour de la cuisine, les jeunes garçons et filles lavent, puis coupent la salade. Les autres ramènent le pain. Répartition des tâches Les tables et les chaises sont rangées. Chaque groupe de jeunes connaît sa mission. La répartition des tâches est devenue, avec le temps, spontanée. A quelques minutes du f'tour, tout est fin prêt. On commence à remplir les plats pour les disposer sur les tables. Maintenant, il ne reste qu'à faire rentrer les gens qui attendent depuis 16 h. Ainsi, les nécessiteux prennent leur place et lorgnent le menu du jour dans un brouhaha assourdissant. Ils sont de tout âge et des deux sexes. Mais tous partagent le sort commun imposé par les affres de la vie. Ces gens livrés à eux-mêmes ont comme menu aujourd'hui un bol de chorba frik, dolma, le tout est agrémenté d'un pot de yaourt et d'une portion de qalb ellouz. Un seul désagrément peut-être : le pain est rationné à raison d'une demi-baguette par personne. Sachant que les Algériens sont de grands consommateurs de pain, il est difficile pour ces nécessiteux de remplir leur estomac vide pendant toute la journée. A 18 h 10, el adhan retentit. Le silence s'installe. Les désœuvrés engloutissent leur bol de frik en se permettant des bols supplémentaires. En un laps de temps, le plat est fini. Les bénévoles, eux, se contentent d'un petit sandwich, car ils sont tenus de faire un deuxième service pour ceux qui attendent encore. En une dizaine de minutes, la salle est vidée. Les plats ramassés puis lavés pour qu'ils soient remplis et distribués de nouveau. La rapidité est le mot d'ordre dans ce restaurant. Le deuxième groupe accède à la salle sous le regard scrutateur du chef de service. Interrogé sur le financement de cette opération, il indiquera que la wilaya d'Alger a contribué avec la somme de 3 millions de dinars et le reste est fourni par le conseil national du CRA ainsi que par des particuliers en ajoutant qu'il existe sept points de restauration dans la capitale. A 19 h, tout le monde a eu son f'tour. Mais pour les volontaires, le travail va continuer encore. Ils doivent laver les plats et faire le nettoyage général. Les travaux durent jusqu'à 21 h. A ce moment-là, les volontaires se séparent avec joie en se donnant rendez-vous pour le lendemain et se dirigent chez eux. Les SDF, quant à eux, vadrouillent dans les trottoirs de la capitale en cherchant un coin peinard pour passer la nuit dans l'attente d'un lendemain meilleur.