Sans ce restaurant, je me demande comment je pourrais rompre le jeûne ! », s'interroge Saâd , ouvrier ferrailleur chez Batos, une filiale spécialisée en bâtiment du groupe public ERCA. Ce quinquagénaire, père de 7 enfants, est originaire de Bordj Bou Arréridj. Sa famille est restée « là-bas », alors que lui est tenu de la nourrir, « ou plutôt la supplier de tenir le coup encore quelques mois », avant de percevoir, dit-il, ses arriérés de salaire. « Nous n'avons pas touché un sou depuis trois mois. Nous sommes des centaines à implorer nos dirigeants pour qu'ils daignent nous accorder au moins une avance, surtout qu'on est en plein mois de Ramadhan. Nos cris s'apparentent à des coups d'épée dans l'eau. Aucune oreille attentive, à croire qu'ils (les responsables de Batos) veulent nous achever comme des rats », poursuit cet abonné du restaurant de la rahma, ouvert par l'APC d'El Harrach à proximité de la poste. Dans cette cantine municipale, transformée pour la circonstance Meïdat Ramadhan, chaque pensionnaire a une histoire à raconter. « Un brin de vie qu'on n'est pas fier du tout d'étaler sur la voie publique », rétorque le débonnaire Chabane, 67 ans, mais paraissant moins malgré les vicissitudes de la vie. « Viens te joindre à nous Chabane, ce sont des journalistes, ils veulent causer avec toi », ordonne Kamel, l'homme à tout faire de cette cantine ramadhanesque et non moins gratuite pour les « aâbir sabil » (personnes de passage, voyageurs...). Obéissant, cet originaire de Michelet, (Aïn El Hammam), connu comme un « timbre » par le Tout-El Harrach, ne se fait pas prier pour délier la langue. Nos questions ne le gênent nullement, même lorsque nous lui demandons s'il avait une famille. « Je suis divorcé, et je vis seul depuis des années. La bohême, quoi ! », confie-t-il en ayant l'air absent. Fixant des yeux le parterre du préau. Il est 17h55, l'heure du f'tour approche. Les gens qui fréquentent ce resto du cœur s'approchent de la cuisine. Munis d'un plateau métallique, et en file indienne, ils ne se bousculent guère devant les serveurs. « Tout le monde sera servi, la nourriture est assez suffisante pour tout le monde. Il n'y pas lieu de s'inquiéter », nous rassure Mlle Souad Zerouati, vice-présidente de l'APC d'El Harrach, chargée du social. En plus de son statut d'élue, elle préside une association d'aide à la jeunesse en difficulté et est aussi présidente du comité local du Croissant-Rouge algérien. Un « CV » qui fait d'elle une femme respectée dans une commune où le machisme est d'ailleurs fort répandu. « Je suis une enfant d'El Harrach, issue d'un milieu populaire. Les problèmes vécus par mes concitoyens, notamment les jeunes, ne sont pas étrangers pour moi. J'ai appris une chose depuis que je me suis impliquée dans le mouvement associatif, et ensuite dans la gestion de la cité, c'est écouter toutes les doléances et faire en sorte de proposer les meilleures solutions », nous confie-t-elle tout en lançant des « saha f'tourkoum » aux « invités », comme elle aime bien qualifier ces jeûneurs « anonymes ». Présent lui aussi, le P/APC, Abdelkrim Abzar, tient à souligner que ce restaurant n'est soutenu financièrement que par le budget communal. « Cela va nous coûter 6 millions de dinars dans la mesure où c'est une véritable armée de “nécessiteux” qui vient se nourrir chez nous », dit-il en lançant un appel aux « fortunes locales » afin de mettre, poursuit-il, la main à la poche. La Meïdat Ramadhan d'El Harrach sert quotidiennement environ 1600 repas chauds aux nécessiteux, dont 300 sont consommés sur place, à la rupture du jeûne.