Les Afghans qui faisaient leurs emplettes pensaient sans doute que c'était un policier comme un autre. Dimanche dernier, un kamikaze planqué sous un uniforme, s'est fait exploser dans un marché de Khost, à l'est de l'Afghanistan, près de la frontière pakistanaise. Bilan : au moins onze morts. Depuis quelques semaines, les talibans occupent, à nouveau, le devant de la scène pour leurs tristes faits : attentats suicide en chaîne et enlèvement de cinq humanitaires, dont deux Français, comme autant de preuves de leur inexorable retour en force, méticuleusement organisé depuis deux ans. En 2006, l'Afghanistan a connu les combats les plus meurtriers depuis l'éviction des talibans de Kaboul à la fin de 2001. Alors que les forces internationales les assuraient circonscrits dans le sud, ils contrôlent, aujourd'hui aussi, des districts entiers du sud-est et projettent de lancer des opérations dans le nord, jusque-là épargné. En face, impuissante, l'OTAN essuie de sérieux revers et se met à dos la population civile, touchée par la politique de frappes lourdes. Comment expliquer un tel enlisement ? Trois experts développent la thèse du bourbier afghan. Primo, les Américains ont sous-estimé le potentiel des talibans. « En 2003, les Américains ont pensé que l'Afghanistan était un dossier classé, explique Gérard Chaliand, spécialiste des guerres irrégulières, guérilla et terrorisme (1), alors qu'à ce moment-là, les talibans commençaient déjà à se regrouper. » La guerre en Irak, monopolisant les moyens et le devant de la scène médiatique, a contribué à faire oublier l'Afghanistan. « Depuis des dizaines d'années, les responsables politiques ont sous-estimé les enjeux du pays et ils continuent aujourd'hui, regrette Barnett Rubin, directeur de recherches au Centre de coopération internationale de l'université de New York (2). Contrairement à ce qu'affirme l'Administration Bush, le principal centre du terrorisme se trouve au Pakistan. Al Qaïda a réussi à reconstruire adroitement sa base en exploitant les faiblesses de l'Etat dans la ceinture des tribus pachtounes, le long de la frontière avec le Pakistan. » Sous perfusion Secundo, la reconstruction politique a échoué. « Après l'intervention américaine, l'ONU a formé un gouvernement de toutes pièces », remarque Karim Pakzad, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques et ancien professeur de droit à l'université de Kaboul. En portant Hamid Karzaï au pouvoir, en créant une Constitution et en instaurant un Parlement où se trouvent, entre autres, des moudjahidine que la population considère comme des criminels. « Dans les faits, l'Etat afghan ne gouverne pas le pays, résume Gérard Chaliand. Les Américains ont installé une démocratie à Kaboul. Point. » Tertio, la reconstruction économique est aussi un fiasco. Selon le Rapport national sur le développement humain en Afghanistan (PNUD), la vraie nature de l'insécurité en Afghanistan est d'abord économique. Entre 2002 et 2006, les Afghans ont bénéficié de l'équivalent de 60 dollars d'aide par personne alors qu'entre 1996 et 1999, les Bosniaques ont reçu près de 350 dollars par personne. Avec plus de 25 millions d'habitants et un taux de chômage officiel de 35 %, l'Afghanistan voit se créer une nouvelle classe d'exclus et de pauvres. « L'aide internationale s'est concentrée sur le retour des trois millions de réfugiés qui sont rentrés en Afghanistan après la guerre, mais pas sur la reconstruction économique du pays à proprement parler, note Karim Pazkad. Par exemple, rien n'a été proposé comme alternative à la culture du pavot. » Aujourd'hui, la drogue représenterait un tiers de l'économie totale du pays, ferait vivre 10 % de la population et rapporterait 3 milliards de dollars par an, sans que les trafiquants, parmi lesquels figureraient des hauts fonctionnaires, ne soient sanctionnés. « C'est, pour l'instant, un problème insoluble, souligne Gérard Chaliand. Mais sans parler de ça, les Américains, qui ont envoyé 7 000 hommes dans les campagnes afghanes pour assister 20 millions de ruraux, n'ont même pas réussi à apporter l'eau (20% de la population y a accès) et l'électricité (6% des Afghans en profitent) ! Un vrai fiasco. » Autre facteur aggravant, il reste un pays sous perfusion. « Il n'est pas un pays autonome et souverain, mais comment pourrait-il l'être ?, s'interroge Gérard Chaliand. Près de 95% du budget du pays proviennent d'aides étrangères, et les militaires de l'armée afghane (entre 35 000 et 40 000 hommes) restent des auxiliaires de l'OTAN. » Barnett Rubin et Karim Pakzad vont plus loin, en parlant de « semi-colonisation ». L'expert américain insiste sur le fait que « la présence internationale équivaut à une occupation étrangère — occupation que les Afghans finiront par rejeter — tant que le gouvernement afghan ne recevra pas à la fois les ressources et le pouvoir politique requis, pour subvenir aux besoins des populations, au moins dans les régions débarrassées des insurgés. » Enfin, le dernier facteur est externe : le Pakistan soutiendrait encore en sous-main les talibans, même si, officiellement, il fait partie de la coalition antiterroriste. « Les zones tribales, à la frontière entre le Pakistan et l'Afghanistan, sont très difficiles à contrôler », précise Gérard Chaliand. D'autant plus que d'autre part, « Pervez Moucharraf ne contrôle pas vraiment les services de renseignement et les services de l'armée », ajoute Karim Pazkad. Reste que cette situation, d'après les experts, arrange grandement Islamabad. En s'alliant à l'Afghanistan, le Pakistan en tire une profondeur stratégique importante : il s'impose à la fois face à l'Inde, et sur la voie naturelle qui traverse l'Asie centrale. (1) Il est l'auteur de l'Amérique en guerre : Irak-Afghanistan, éd. du Rocher, mars 2007. (2) Il fut conseiller du représentant spécial du SecrétGET http://10.10.10.111/ecrire/ ?exec=articles