Pour mémoire. Il est vrai que les coupures de ruban et les poseurs de première pierre ne se bousculent plus au portillon de la télévision. Il fut un moment où il était recommandé de ne pas manger en regardant le journal télévisé, on risquait de manger un ministre en avalant sa cuillère de chorba familiale. Mais est-ce rassurant ? Les mauvaises langues peuvent dire qu'il n'y a plus de ruban à couper ni de pierre à poser ou tout simplement que la cagnotte de la télé ne permet plus d'honorer les ardoises des caprices ministériels, ou encore – le rêve étant permis – que le reporter est fatigué de jouer l'auguste de service. Puis le passage à la télé fait-il toujours recette ? Ne vaut-il pas mieux trouver d'autres astuces ; les passages à Transparence c'est bien, les débats au MIA c'est mieux. Faut-il maintenant inviter le journaliste à son petit-déjeuner, à son jogging dominical, ou lui fixer rendez-vous à la mosquée du quartier ? Qu'il est donc difficile, mon Dieu, d'être gouvernant en ce pays ? C'est que le citoyen échaudé est devenu bien méfiant qui doit avoir l'estomac bien accroché pour avoir eu à digérer tour à tour le ministre historique, le ministre colonel, le ministre technocrate, le ministre de terrain, le ministre de dossier. L'un était omniprésent, le suivant envahissant, celui-ci encombrant, cet autre insignifiant, celui-là transparent. Mais qu'il est difficile encore d'être gouverné ! Car tout ce beau monde s'agite de nouveau comme un essaim de moucherons autour d'un fruit mûrissant. Que retrouve-t-on saisi par les fièvres électorales et les appels aux destins nationaux ? Les prestataires. Et vous voir dans leur discours, ils vont vouloir faire valoir leur expérience passée dans les affaires de l'Etat et que, pour paraître plus grand que le voisin, ils vont se présenter debout sur leur ancien piédestal. Pourtant… Pourtant Octobre déjà n'a su gérer son présent, ni su prévenir notre avenir. Il ne leur reste plus qu'une cartouche : tenter de faire fructifier le passé. Citoyen, attention à notre mémoire qui peut être courte, attention au tir aux pigeons. (7 Septembre 1989) Echange. Notre excellent confrère El Watan a publié mercredi et jeudi une annonce fort savoureuse, dont voici le texte : « Echange grammaire kabyle publiée en 1858 contre Mercedes 1987. » Tout d'abord surpris par la précision et la concision de l'annonce, quelqu'un émit l'hypothèse finale qu'il s'agissait d'un message codé, car il trouvait surprenant que l'on puisse songer troquer un livre contre une voiture. Qu'y aurait-il donc de si étonnant ? Entre le livre et la voiture il y a au moins ce lien commun que le premier véhicule des idées tandis que le second transporte des hommes. Loin d'étonner, l'annonce, au contraire, devrait rassurer : il est encore en ce pays quelqu'un pour croire qu'un livre de grammaire, plus que centenaire, puisse valoir le prix d'une voiture de luxe de moins de cinq ans (soit une trentaine de millions), assez bon connaisseur pour apprécier à sa juste valeur la Mercedes de la cuvée 1987, et tout de même très optimiste pour croire que son offre est capable d'accrocher l'attraction d'un éventuel amateur de livres rares. Reste maintenant à voir si de l'autre côté, parmi les milliers de propriétaires de limousine Mercedes, il se trouve quelqu'un disposé à se laisser convaincre que l'échange voiture-livre n'a rien d'un marché de dupes. En attendant, l'amateur du message codé reste attaché à son idée et prétend même qu'il a réussi à décrypter l'annonce qui, selon lui, signifierait en clair « la grand-mère kabyle pourrait changer d'avis, si pour le mariage qu'elle fixe au 22 (1+8+5+8) il y a au moins 25 (1+9+8+7) voitures Mercedes dans le cortège ». (1er novembre 1991) La rose et le fumier. Elle n'était pas mal du tout cette série télévisée sur « Les grands dossiers des Accords d'Evian » que l'on suivait avec un intérêt toujours soutenu, parce qu'elle sentait le travail sérieux et le désir sincère d'apporter quelques morceaux de vérités historiques. Et voilà que cette diffusion est interrompue parce que les trois derniers épisodes amenaient des révélations, en particulier sur la dilapidation des fonds de la révolution. Quelqu'un en haut lieu a dû juger que cela commençait à sentir le roussi pour toutes ces vérités usurpées servies depuis trente ans. Quelle bêtise et quelle étroitesse d'esprit. C'était au contraire l'occasion inespérée qu'il fallait saisir pour redonner à cette période importante de notre histoire une dimension humaine, donc son authenticité. Mais qui donc peut encore croire que nous sommes convaincus que ceux qui ont dirigé ou mené la lutte étaient des saints ou des petits dieux ? Qui ? Sommes-nous donc si naïfs ou si sots pour oublier que les chefs les plus valeureux étaient avant tout des hommes avec, à côté de leurs qualités, des défauts faits de faiblesses, de petitesses et de mesquineries ? Tout cela, tout simplement parce que les révolutions sont faites par des hommes et qu'elles ont besoin de leurs petitesses pour prendre et grandir comme les roses ont besoin de fumier pour pousser. (30 juillet 1992) Pizza et couscous. C'était sans doute l'effet de la pizza napolitaine, ce mélange de câpres et d'anchois, qui a entraîné ces hallucinations. Dans ma pauvre tête, ça n'arrêtait pas de tirer. Cela a commencé à peu près vers minuit. D'abord un tout petit tatata. Puis tout de suite après, comme pour saluer ce petit tatata, il y a eu une véritable envolée de gros TATATA. Et alors là, pendant toutes ces heures paisibles de la nuit, dans ma pauvre tête, il y eut une véritable symphonie héroïque tatata TATATA, tata, TATATATA et même de temps à autre quelques fantaisies joyeuses du type tata, TAta, et tout cela formait par moments comme un refrain fait d'un beau roulement de mitraille. Puis au moment où je m'y attendais le moins, un grand BOUM, une sorte de magistral coup de gong qui a fait exploser ma tête et vibrer vitres, portes et fenêtres. Et encore BOUM. « Ça doit être un lance-rocket BPJ », dit une voix dans le noir. Je me tournai alors vers la direction d'où était venue la voix, et là, après avoir scruté l'obscurité du salon, je découvris dans un coin toute la famille blottie, femme et enfants, qui cherchait à comprendre ce qui se passait. Alors moi je ne compris plus rien : ma famille, elle, n'avait pas goûté à la pizza napolitaine, elle avait préféré le couscous poulet. Et je me suis alors dit qu'il fallait peut-être aussi admettre que le couscous poulet ça donnait des hallucinations comme la pizza napolitaine. Mais je vous assure que quand dans votre tête vous entendez ces TATA tata Boum Boum, vous avez réellement l'impression qu'une véritable bataille a lieu dans la rue, la nuit. (16 décembre 1992) Nos enfants, c'est pas ... Lui aussi, c'est quelques jours avant l'Aïd, lui aussi un jour de fin de semaine, lui aussi aux premières heures de la matinée parce que l'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Car nos enfants, n'est-ce pas, c'est pas des petits Japonais, c'est pas des petits Américains, c'est pas des petits Autrichiens... En se levant ce mercredi matin, Tahar Djaout est un homme d'avenir. Mieux, il est un homme de l'avenir. Il est de ceux qui peuvent faire reculer les horizons pour que les enfants puissent vivre et respirer à l'aise dans ce pays. Il a tout Tahar Djaout pour aider à ouvrir toutes grandes les portes qui font les petits paradis terrestres. N'est-ce pas que nos enfants ont aussi droit au bonheur comme tous les petits du Japon, d'Amérique, d'Autriche ou d'ailleurs ? Alors pourquoi ne pas aider à ouvrir toutes grandes les portes ? Lui aussi, c'est quelques jours avant l'Aïd, lui aussi un jour de fin de semaine, lui aussi aux premières heures de la matinée. Lui aussi, les grands ordonnateurs des exécutions sommaires ont décidé qu'il ne fallait pas le laisser pousser avec d'autres les portes sur l'avenir et qui font reculer les horizons... (31 mai 1993) ça va. L'on vous demande ça va ? Surtout, surtout ne répondez pas ça va. Dites plutôt : ouach ça va ! En aboyant, l'air méchant, comme si on venait de vous triturer l'honneur de tribu, car il n'est tout d'abord pas permis de répondre que malgré tout vous êtes bien dans le costume, que vous vivez - presque - normalement et qu'il vous arrive même de faire des projets. Ensuite, il n'est pas encore permis de prétendre que si ça va mal dans le pays, après tout, votre modeste personne n'y est pour rien et n'y peut pas grand-chose. Surtout ne poussez pas l'insolence et ne blasphémez point, en rappelant qu'il y a des gens, fort importants, qui eux ont le pays en charge et ont le pouvoir d'agir et d'influer sur le cours des choses et des événements. Et que c'est pécisément l'exemple de ces gens importants qui vous a poussé à l'optimisme puisque vous les avez vus sourire, rire ou avoir l'air franchement hilare à la télévision... Donc, en conclusion et en résumé, si l'on vous demande ça va, aboyez ouach, ça va ! et tournez vite le dos à celui qui vient de vous poser cette question saugrenue. Car enfin, il ne faudrait pas qu'on se trompe sur votre compte, qu'on vous prenne pour ces Algériens capables d'être heureux sans et malgré eux. (25 juin 1994) Ce voleur qui… Ce voleur qui, dans la nuit, rase les murs pour rentrer chez lui, c'est lui. Ce père qui recommande à ses enfants ne de pas dire dehors le méchant métier qu'il fait, c'est lui. Ce mauvais citoyen qui traîne au Palais de justice, attendant de passer devant les juges, c'est lui. Cet individu pris dans une rafle de quartier et qu'un coup de crosse propulse au fond du camion, c'est lui. C'est lui qui, le matin, quitte sa maison sans être sûr d'arriver à son travail. Et lui qui quitte le soir son travail, sans être certain d'arriver à sa maison. Ce vagabond qui ne sait plus chez qui passer la nuit, c'est lui. C'est lui qu'on menace dans le secret d'un cabinet officiel, le témoin qui doit ravaler ce qu'il sait, ce citoyen nu et désemparé... Cet homme qui fait le vœu de ne pas mourir égorgé, c'est lui. Ce cadavre sur lequel on recoud une tête décapitée, c'est lui. C'est lui qui ne sait rien faire de ses mains, rien d'autre que ses petits écrits, lui qui espère contre tout, parce que, n'est-ce pas, les roses poussent bien sur les tas de fumier. Lui qui est tous ceux-là et qui est seulement journaliste. (3 décembre 1994. Dernier billet - jour de son assassinat)