Le rendez-vous des débats d'El Watan organisé jeudi dernier s'est fait sienne la thématique « Société civile : entre le marteau et l'enclume » en invitant deux éminents historiens à apporter des éléments de réponse au cas Algérie. Omar Carlier et Jean Leca, historiens et professeurs respectivement à l'université Paris VII et à l'Institut des études politiques de Paris, ont esquissé un début d'analyse qui aurait gagné à être complété par une expertise émanant du vécu algérien. Remontant à la naissance du mouvement associatif en Algérie, Omar Carlier le situe au début du XXe siècle avec l'avènement de la loi 1901 permettant la constitution d'associations. « L'association va prendre beaucoup de dimensions en s'engageant dans un nouveau mode relationnel bien au-delà de l'action traditionnelle », explique le professeur Carlier en citant les exemples de la Rachidia, de l'association sportive des Algériens musulmans ou encore la Moutribia. « Ces associations ont représenté une forme d'apprentissage de l'action collective, et ce type d'expérimentation sociale n'est pas sans rapport avec ce cadre colonial, qui a incité à l'amorce d'un espace politique autonome », indique dans son exposé Omar Carlier, qui voit dans la situation de l'entre-deux-guerres mondiales à Alger, l'affirmation de la dynamique de l'action collective transcendant avec les actions qui relève de l'appartenance à une origine ou à une confrérie. L'état national, un défi Ce sursaut social n'a pas été sans rapport avec le politique, puisque s'en suivra une insurrection armée pour défendre l'idée d'une indépendance. Dans son analyse de la situation de l'Algérie post-indépendante, Omar Carlier estime que l'action sociale s'est poursuivie, mais pour répondre à un autre défi que celui du contexte colonial, celui fraîchement acquis de l'Etat national. Si en France, c'est l'affirmation de la démocratie qui a libéré les conditions d'affirmation de la société civile, en Algérie, c'est la société civile en germes qui a créé une dynamique dans les limites du cadre colonial et qui est rentrée en synergie avec le politique, explique le conférencier. Tout en notant que dans l'Algérie indépendante, c'est un Etat autoritaire qui a pris les rênes du pouvoir, le même conférencier estime qu'il n'est pas facile de penser l'association comme un espace intermédiaire entre la société et l'Etat sous ce type d'Etat. « On a des associations, on a une presse écrite qui souvent se démarque du reste du monde arabe, ainsi que des élections disputées, des universités et une masse énorme d'étudiants où se pose le problème d'affirmation d'un espace d'échange intellectuel, mais nous n'avons pas de société civile forte », dira Carlier qui place le « vrai djihad » dans cette quête de la fortification de la société civile. « Le combat n'est peut-être pas gagné après 43 ans d'indépendance », note le professeur de Paris VII en arguant que la somme des lignes de conflictualité rend plus cruciale l'affirmation de la société civile comme espace intermédiaire. Pour Jean Leca, le travail qui s'impose est celui de créer un lien entre la société civile et l'Etat. « Je ne crois pas en une société civile qui ne fonctionne que contre les pouvoirs publics. Il existe un lien entre la capacité de l'Etat en tant qu'appareil à s'ouvrir à l'égalité devant la loi et d'accepter la discussion publique. Et aux associations de reconnaître l'Etat comme un interlocuteur sans toutefois qu'il y ait un lien organique entre les deux », souligne le professeur Leca, en reconnaissant tout de même qu'il ne peut y avoir de politique quand il n'y a pas d'opposition. Le peuple, masse et individus Il explique que pour que le peuple reste peuple, il est à la fois masse et individus, et les individus doivent être défendus. « Il n'y a pas de démocratie viable sans société civile, et pas de démocratie viable sans Etat », dira le conférencier. Poursuivant son analyse dans le débat qui a suivi les deux conférences, Jean Leca considère que la société civile peut avoir une influence sur la sphère politique, et d'affirmer que « lorsque la société civile tourne le dos à la société politique, la société est en danger », avant d'ajouter que « la démocratie ne peut pas prospérer si les degrés de méfiance entre les individus et l'Etat sont importants ». Jean Leca estime, à juste titre d'ailleurs, que la société civile est le procédé par lequel il est possible de revenir sur ses erreurs, le procédé par lequel l'espoir est permis de changer, à la condition toutefois qu'elle ne soit pas le fait des pouvoirs publics.