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La société civile existe-t-elle en Algérie ?
Publié dans El Watan le 12 - 06 - 2007

La question de la société civile fait débat en Algérie plus que dans tout autre pays de la rive sud de la Méditerranée. C'est sans doute parce qu'elle existe vraiment, si l'on considère le débat public comme une preuve de son existence.
C'est la preuve, en tous cas, que l'Etat, vis-à-vis duquel elle est dans un rapport ambigu, n'arrive pas à l'étouffer complètement parce que, d'une certaine façon, son existence, à lui, en dépend. Jeudi 31 mai, les Débats d'El Watan, devenus depuis près d'un an une véritable institution de la société civile, ont été consacrés à cette question - pour dépasser le fétichisme du concept tout autant que pour le sortir des ornières du galvaudage, ainsi que l'a indiqué Mohammed Hachemaoui dans son introduction aux débats. Il s'agissait, en effet, d'aller au-delà des mots, au-delà des faits présents pour comprendre et le concept de société civile et sa réalité profonde. Il fallait interroger l'histoire pour ce faire ; l'histoire de l'Algérie indépendante bien sûr, mais aussi l'histoire de l'Algérie coloniale en tant que celle-ci est le point d'appui de celle-là et, par-delà, l'histoire universelle en tant que creuset de toutes les expériences, dont elle s'alimente et auxquelles elle donne sens. Deux conférenciers ont été conviés à cette fin : Omar Carlier et Jean Leca ; l'un plus historien que sociologue mais féru de sociologie historique, l'autre plus politologue qu'historien mais féru d'histoire politique. Omar Carlier cherche à dégager la catégorie de société civile des limbes de l'histoire coloniale pour en voir la dynamique et saisir ce qui lui reste d'opératoire après l'indépendance. Il rappelle que le concept de société civile renvoie à une logique d'action collective ; ce en quoi elle est inséparable de la démocratie. Logique d'action collective qui s'incarne dans les associations - toutes sortes d'associations pourvu qu'elles soient fondées sur le principe de l'adhésion volontaire - nécessairement intéressée, précisera plus tard Jean Leca (nous y reviendrons) mais librement décidée. On devine, évidemment, toute la difficulté de l'entreprise dans le contexte colonial pour la population indigène. Si la loi de 1901 relative aux associations a bien ouvert le champ à cette nouvelle forme de sociabilité qu'est l'association, structure de base de la société civile, elle l'a fait d'abord et avant tout au profit des populations européennes, non pour le compte des populations indigènes dont le statut est plus proche de celui de sujet que de celui de citoyen. D'où les premières formes d'association indigène : Rachidia, Moudribia et autres clubs à vocation ludique ou sportive. Cependant, durant tout le demi-siècle qui a précédé la guerre de libération, il y eut une profusion d'associations indigènes qui ont investi tous les espaces de sociabilité. Sans porter explicitement la revendication pour l'indépendance, elles ont nourri le mouvement national de leur savoir-faire en matière d'organisation de l'action dans l'adversité. Pourquoi donc, après 1962, n'y eut-il pas de prolongement de l'action des associations pour former la nouvelle société civile et pourquoi l'accumulation de tant d'expériences n'a-t-elle pas débouché sur une dynamique nouvelle ? Si la guerre a marqué une césure majeure (selon l'expression du conférencier) dans le mouvement associatif, celle-ci n'explique que partiellement le marasme - voire le reflux - de la société civile dont le mouvement national préfigurait pourtant la forte influence. Forme d'intermédiation conflictuelle entre l'Etat et le peuple, la société civile (et les associations qui l'incarnaient) ont-elles subi, à ce point, l'effet de communion des premières années post-indépendance entre le peuple et l'Etat qu'elles furent déligitimées pour le restant de leur existence ? Peut-être pas, mais elles ne purent plus relever le défi de s'affirmer envers et contre l'Etat, quand celui-ci fut tombé dans les rêts d'un régime autoritaire (l'expression est de l'auteur de ces lignes) qui ne leur a plus permis de contribuer à l'instauration de la démocratie qu'en creux pour ainsi dire. Conséquence : alors que, de nos jours, des conditions existent pour que la société civile retrouve son autonomie, celle-ci ne semble pas se sortir du rapport de dépendance vis-à-vis de l'Etat et des institutions, aussi peu crédibles et aussi formelles soient-elles. La crédibilité des acteurs sociaux, des institutions et de l'Etat, est précisément l'un des thèmes centraux de l'intervention du professeur Jean Leca. La crédibilité est le fondement de la confiance en l'autre - donc des rapports Etat-société civile. Ni l'Etat ni la société civile ne peuvent survivre longtemps si des rapports de confiance ne sont pas établis entre eux, ne sont pas institutionnalisés, même s'il est aussi dans la nature de la chose politique de cultiver le secret et l'intrigue. Car, enfin, s'exclame le conférencier, qu'est-ce que la politique si ce n'est une combinaison de division et de prétention à l'unité ? C'est cette combinaison qu'on retrouve sous les formes les plus diverses à toutes les époques depuis qu'existent des groupements humains nécessitant une organisation sociale. Combinaison contradictoire, certes, mais nécessaire parce que la vie en société est ainsi faite ; l'unité renvoyant à des valeurs hautes (lignage, cosmogonie) qui transcendent les contingences de la vie, la division ressortissant précisément à ces contingences, étant le fait naturel du conflit pour l'existence. Sans doute, le conflit pour l'existence a-t-il un caractère violent, en sorte que la politique ne peut se départir complètement de la violence physique. Mais la violence physique a des limites en tant qu'instrument de la politique parce que les contingences de l'existence n'épuisent pas le sens de la vie en collectivité : la violence physique se conclut toujours par un compromis fondé sur les valeurs hautes de la société qui ont un fort contenu moral. Ces considérations étant énoncées, le professeur Jean Leca s'interroge sur les raisons qui ont amené le monde à adopter les valeurs hautes de l'Europe et de l'Occident - celles de démocratie, de pluralisme, de conflit d'intérêts et de compétition pour ne citer que celles qui sont au fondement de ce qu'on appelle, à présent, la bonne gouvernance. Ces valeurs ont donc pris naissance dans l'Europe des XV-XVIe siècles avant d'être relayée par les Etats-Unis d'Amérique à la faveur de l'épuisement de deux types de conflits prémodernes et du dépassement des crises et clivages sociaux qu'ils induisaient - à savoir :
1. Le dépassement du clivage entre le centre et la périphérie (i-e entre la ville et la campagne) consécutif à la transition démographique qui a réduit le poids des seigneuries locales ;
2. le dépassement du clivage entre l'Eglise et l'Etat (i-e entre le sacré et le profane) consécutif à la stabilisation démographique et au recul de la conception religieuse (i-e catholique) de l'humain. Désormais, la politique n'a plus rien à voir avec la morale religieuse mais tout à voir avec l'intérêt. L'horizon de pensée n'est plus l'humanité en général, apanage de la cosmogonie religieuse minée par les guerres de religion et sapée par la réforme, mais la société humaine territorialisée, avec ses contradictions d'intérêts, ses conflits entre possédants et non possédants - entre capital et travail - et leur nécessaire conclusion en la forme d'un compromis duquel émerge l'idée de contrat social. Aussi, le règlement de base de la politique moderne est-il fondé sur le contrat social qui transforme le statut même de l'Etat - et son rôle (on est passé de l'Etat tributaire d'essence divine à l'Etat protecteur d'essence profane - qui n'oblige que pour autant qu'il protège). Si, au final, les hommes se trouvent encore et toujours discriminés en possédants et non-possédants, la qualité de non-possédant ne disqualifie plus personne, légalement, dans l'accès à l'Etat : les prolétaires aussi deviennent des ayants-droit. C'est le sens de la démocratie qui, du coup, apparaît comme quelque chose de contradictoire parce que fondée sur le populisme mais régie par le constitutionnalisme qui, non seulement fonde la confiance entre des acteurs sociaux aux intérêts contradictoires, mais crédibilise les institutions. C'est donc la force de la politique moderne d'origine européenne d'articuler des demandes contradictoires dans le contrat social et de les satisfaire jusqu'à un certain point. Le problème est que la séquence historique qui a conduit l'Europe à instaurer l'Etat de droit ne s'est pas reproduite ailleurs si ce n'est de façon inversée : ailleurs, en effet, la demande de démocratie précède la constitution de la société civile qui précède la formation de l'Etat de droit. Ni le clivage centre-périphérie ni le clivage sacré-profane n'ont été résorbés avant que le clivage possédants-non-possédants n'apparaisse au grand jour. Il y a comme un télescopage entre ces trois moments de l'histoire de l'humanité qui donne l'impression que la société est déréglée. L'Etat, qui n'est ni vraiment un Etat de droit ni complètement un Etat de fait, va beaucoup se méfier de la société civile qui n'est d'ailleurs pas entièrement formée elle-même. En conséquence, le politique se nourrit de l'éthique (ou du religieux) et l'éthique du politique sans que ne s'établisse un rapport de confiance entre la société civile et l'Etat qui courent tous deux un danger en fin de compte. L'analyse de Jean Leca est on ne peut plus séduisante par son côté essentialiste. Elle fournit des éléments pour la compréhension de la situation présente de la société civile en Algérie et dans les autres pays anciennement colonisés, restés, pour la plupart, sous-développés en dépit de l'instauration en leur sein d'un régime autoritaire censé les sortir du sous-développement. Cette analyse montre en particulier que, du fait de la concomitance de plusieurs types de crise dans ces pays et de plusieurs types de clivage social, la société civile, entendue au sens moderne comme l'ensemble des formes de sociabilité portée par des organisations de citoyens librement constituées, n'est pas encore entièrement et partout constituée. S'il existe bien en revanche une société politique, elle est faite de partis (et d'associations qui leur sont formellement ou non affiliées) qui, cultivant la prétention à l'unité, cherchent par tous les moyens à évacuer la division en tant que celle-ci est l'expression de l'opposition des intérêts. Du coup, le principe à la base de la société civile - celui de la liberté d'organisation d'associations et de libre adhésion à ces associations - est vécu comme la négation de l'unité et combattu en tant que tel. D'où cette méfiance maladive des tenants du pouvoir d'Etat vis-à-vis de toute forme d'existence et d'expression de la société civile : associations et presse notamment. Ce déni d'existence fait à la société civile n'est, bien sûr, pas seulement condamnable d'un point de vue moral, il l'est aussi d'un point de vue pratique. Car, il conduit à des abus d'autorité dont nombreux sont les pays (d'Afrique en particulier) à avoir connu les pires conséquences. D'un autre côté, on peut toujours se demander au nom de quel principe telle frange de la société s'arroge le droit d'exercer contre les autres le pouvoir de négation de leurs intérêts si ce n'est, précisément, au nom de ses intérêts propres — ce qui réintroduit subrepticement la nécessité d'une combinaison entre division et prétention à l'unité dans tout mode de gouvernement ainsi que l'a indiqué le professeur Jean Leca. Evidemment (et l'Afrique en a amplement fait l'amère expérience), cette conduite inconsidérée des tenants du pouvoir d'Etat ne peut que nuire, in fine, aux pays qu'ils dirigent, quelle que soit, par ailleurs, leur motivation profonde et quelle que soit leur perception des intérêts supérieurs du pays. En Algérie, nous vivons avec plus d'acuité que jamais les contradictions nées d'un régime de déni et de la montée irrépressible de la société civile. Parce que celle-ci a une histoire longue qui plonge ses racines jusque dans les profondeurs de la nuit coloniale, il n'est pas possible aux tenants d'un régime autoritaire, par ailleurs, finissant de la contrer indéfiniment. L'Algérien a la réputation d'être politiquement indocile. Il l'est, en effet, en partie grâce aux enseignements de la société civile dont Omar Carlier a rappelé le long parcours depuis les années de plomb de l'ère coloniale.


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