Le spectacle consacré à l'épopée de la musique classique algérienne n'aura laissé personne indifférent. D'abord, concernant les invitations et le casting qui auront largement entamé la crédibilité des organisateurs. Côté chanteurs et autres associations musicales, ce fut un véritable casse-tête auquel se seront livrés les responsables. Si l'idée de départ se parait d'une générosité de façade, la supercherie n'aura pas tenu longtemps face à des absences singulières. Dès la première soirée, transparaîtra en filigrane le rituel immuable d'une organisation branlante. Malgré un plateau qui se voulait iconoclaste, des absences notables ne passeront pas inaperçues. Il en sera ainsi du maître incontesté Ahmed Serri, dont l'ombre aura planée sur la manifestation. Hormis l'association de Koléa qui aura fait le déplacement au grand complet – interprétant en ouverture un instrumental que les plus avertis des mélomanes peineront à classer dans le patrimoine andalous-, les absents seront légion. Certaines troupes ne participeront que par un unique représentant. C'est ainsi qu'en ouverture, ce seront les écoles de Tlemcen, d'Alger et de Constantine. En réalité, si les formations de Tlemcen et de Annaba ne souffriront d'aucune contestation, celle sensée représenter le genre çanaa algéroise sera composée d'instrumentistes locaux qui accompagneront les maîtres Med Khaznadji et Moulay Benkrizy. Dans le genre Malouf, le talentueux M'barek Dakhla dirigera une formation Annabie où l'on notait la présence de Abdeslam Hacini, un virtuose de la percussion. A tour de rôle, les trois ensembles interpréteront, selon les modes en vigueur, une courte nouba du genre Zidane. Ce fut ensuite le tour du prolixe Nordine Saoudi qui interprétera la fameuse nouba Dziria dont il est le créateur. Accompagné par de jeunes musiciens de Mostaganem, ce génie du luth fera étalage de son incomparable maîtrise des mélodies les plus raffinées. Servi par une voix tantôt caressante, tantôt timbrée, il parviendra sans peine à la plénitude. Modulant sans cesse un texte ancien, il tiendra en haleine ses nombreux admirateurs. Cependant, chez les concepteurs de l'épopée, l'expérience fort réussie de Nordine Saoudi ne pourra aucunement justifier la tournure que semble privilégier les tenants d'une modernisation débridée de l'andalous. Pour Fodil Benkrizy, président de l'association « Ibnou Badja », « le travail accompli par Saoudi n'a rien à voir avec l'initiative ministérielle qui tendrait à niveler toutes les différences entre les écoles. Il ajoutera que le travail effectué dans son association ne correspond nullement à l'entreprise de modernisation en cours. » Il ajoutera ne pas se sentir concerné par cette action « qui ne colle nullement avec nos objectifs de formation ». Il soulignera sa préférence pour l'activité culturelle à long terme, qu'il opposera à l'activisme de certains. A la question de savoir si la Nouba Dziria de Saoudi n'est pas une brèche pour tous les partisans de la modernisation, Fodil Benkrizy soutiendra que la démarche n'est pas du tout la même, soulignant que « dans ce genre, Saoudi aura composé une Nouba originale, avec une mélodie particulière, sans déviation, ni déformation. C'est un véritable travail de recherche que l'on peut apprécier ou rejeter mais ça n'enlève rien au mérite de son créateur. Par contre, ce que j'écoute durant cette soirée, ce n'est qu'un puzzle composé de couleurs différentes. Ce travail est à la portée de n'importe qui, pourvu qu'il y ait le financement qui va avec. Franchement, il n'y a aucun génie à rassembler trois formations ; par contre, c'est très dangereux pour le futur ». Mehdaoui d'Alger abondera dans ce sens, indiquant que « l'approche est celle d'un musicien, c'est un travail précurseur que l'on ne peut mettre sur le même pied d'égalité avec ce que nous venons d'entendre et de voir ». Chez Abdelmadjid Boulfoul, d'El Fen Oua Al Assala de Skikda, la nouba Dziria mérite tous les respects car elle est un oeuvre éminemment scientifique et qui n'altère en rien le patrimoine andalous. De son côté, Nordine Saoudi se démarquera totalement de cette « épopée » qu'il jugera dangereuse pour notre patrimoine musical. Faisant l'apologie de l'ancien grand orchestre de Malouf « qui avait atteint les sommets de la perfection », ce chercheur se demandera si l'Algérie n'a plus les moyens d'avoir un orchestre pour chaque genre. Se prémunir de la décadence Fervent militant de la diversité, le chanteur dira sa conviction que le fait de faire jouer les trois styles par un seul ensemble constitue une trahison de la mémoire de Constantine, de Tlemcen et d'Alger. « Pour moi, dira-t-il, chacun doit garder sa sensibilité qui véhicule son propre message. Il n'est pas possible, ajoutera-t-il, qu'un musicien de Tlemcen puisse interpréter le genre algérois ou constantinois avec autant de maîtrise et de sensibilité que le musicien du cru ; la réciprocité étant de mise. Que cherche-t- on à prouver », questionnera-t-il ? Pour lui, « il faudra niveler non pas la mémoire mais les contingences qui existent entre nous ; car il existe un véritable malaise vis-à-vis de nous-mêmes et vis-à-vis de notre mémoire ; chacun voudrait trouver des réponses à ses angoisses, mais il s'agit de réponses complètement erronées par rapport à la réalité. Je refuse de juger l'histoire, je veux seulement la prendre en charge et l'assumer. Il nous faut absolument préserver en l'état ce qui existe et chercher à aller de l'avant, sans pour autant faire n'importe quoi. J'admets que l'on crée en parallèle, il faut faire un travail sur les modes, tenter de retrouver les 12 noubas mythiques, aujourd'hui disparues, tout en évitant les faux débats et le folklore d'accompagnement ». Certains de nos interlocuteurs n'hésiteront pas à parler de dénaturation de la musique andalouse. Un grand maître parlera de nivellement par le bas « qui risque de faire disparaître à jamais les nuances qui caractérisent les trois écoles algériennes ». Réfutant l'existence de foyers multiples, ce spécialiste préfère parler « de diverses couleurs. Ce sont ces couleurs qu'il faudra préserver. C'est le fait de faire jouer ces trois styles avec une seule formation qui constitue la véritable dérive. » Pour Fodil Benkrizy, « cette épopée peut déboucher sur la gabegie et la décadence. J'ai peur que ce soit la fin de cette musique qui a bravé 10 siècles. Ma hantise est que la présence à cette manifestation de grands maîtres ne serve qu'à cautionner cette dérive qui construit la fin de cette musique ». Plus conciliant, Nordine Saoudi parlera « d'une étape cruciale où le pays possède les moyens de faire un état des lieux et engager une réflexion de fond, ajoutant que si la société civile aura fait son travail en prenant en charge la sauvegarde et l'enseignement de cette musique, il appartient à l'Etat de s'assumer en la protégeant de toutes les déviations et de toutes les tentations ».