En 25 ans, les « besoins du développement » ont réussi à ouvrir des voies exactement là où les concepteurs du parc national d'El Kala ont pris toutes les précautions pour qu'il n'y en ait pas. Le plus grand parc national du nord du pays, le plus beau, le plus riche d'Afrique du Nord, l'exception du bassin méditerranéen qui est déjà en lui-même une exception à la surface de la planète, le fleuron de la biodiversité méditerranéenne, l'unique carrefour au monde où se côtoient des milieux naturels comme ceux de l'Europe humide et de l'Afrique aride, bardé de prestigieux titres comme celui de Réserve de la biosphère (MAB/Unesco1990), de Ramsar pour ses zones humides qui ont fait sa célébrité, infime région du pays, seulement 800 km2, à peine le tiers de la wilaya d'El Tarf et qui, il n'y a pas encore si longtemps, pouvait se targuer de réunir la moitié de la faune et de la flore connue au Maghreb, le parc national d'El Kala, l'aire protégée, disparaîtra des suites de la profonde blessure infligée par l'autoroute Est-Ouest qui va le traverser de part en part, atteignant son intégrité et consacrant ainsi sa fragmentation, ce qui peut arriver de pire à une aire protégée qui, à partir de ce moment-là, n'en est plus une selon les normes fixées par les exigences de la conservation in situ de la nature. Un parc national est une portion de territoire classée par décret dans lequel toutes les mesures sont prises pour protéger de l'action de l'homme les milieux naturels dont la conservation, qui ne rime pas forcément avec mise sous cloche, présentent un intérêt particulier pour la faune, la flore, le sol et le sous-sol, des eaux, l'atmosphère, les paysages... Contrairement à l'idée répandue, leur intérêt n'est pas touristique ou scientifique, mais fondamentalement biologique, car ils produisent, préservent et régénèrent un bien précieux : la vie sous toutes ses formes, autrement dit la biodiversité. La recherche scientifique et le tourisme ne sont que quelques-uns des nombreux bénéfices qu'offre à l'homme une aire protégée. La première aire protégée au monde est un terrain public inaliénable créé le 30 juin 1864 par Abraham Lincoln dans la vallée du Yosémite en Californie. Le premier parc national en tant que tel est celui du Yellowstone créé en 1871, 8 890 km2 à cheval sur 3 Etats américains, 10 fois plus grand que celui d'El Kala et 10 fois plus petit que celui du Tassili (80 000 km2). Il reçoit trois millions de visiteurs par an. La prise de conscience Depuis 44 000 aires protégées ont vu le jour dans toutes les parties du monde avec 2300 parcs qui couvrent 700 000 km2 dont 500 classés en Réserves de la biosphère. Le plus petit, le parc national de Thayata, 13 km2, se trouve en Autriche et le plus grand, le parc national Kruger, couvre 20 000 km2 en Afrique du Sud. Dans le sillage de la prise de conscience mondiale pour les questions de protection de l'environnement qui singularise les années 1970, les pouvoirs publics algériens promulguent au début des années 1980, un chapelet de textes dont les statuts des parcs nationaux. Sur la base d'études et de propositions dont certaines remontent au début du siècle dernier, le parc national d'El Kala, avec six autres parcs, est créé en 1983 avec des limites précises et des missions bien définies. Et au premier titre, il y a la conservation de la nature qui est intégrale dans les zones sensibles, avantagée dans d'autres, les plus nombreuses, ou négociée là où elle doit partager le terrain avec les activités de l'homme. Un schéma directeur d'aménagement recommande aux gestionnaires les actions à mener quel que soit l'endroit où on se trouve. Il est balayé d'un revers de manche au nom « du développement et de la mise en valeur ». Quelques années après, la Banque mondiale (FEM) finance sous la forme d'un don de plus de 10 millions de dollars un plan de gestion qui ne connaîtra pas d'application pour des raisons qui aujourd'hui encore restent obscures, alors que plus de 60% du don ont été utilisés. Pendant ce temps, les gestionnaires du parc à tous les niveaux se battent pour tenter de sauver ce qui peut l'être. Mais comme partout dans le pays, rien ne sera épargné. En un quart de siècle, les forêts du parc vont reculer sous le feu et la dent, certes, mais surtout et encore plus vite comme ces milliers d'hectares de concessions agricoles abandonnées aussitôt attribuées. Elles vont reculer à cause des égarements de politiques forestières à l'instar de ces milliers d'hectares de chêne-liège rasés pour être reboisés en eucalyptus destinés à la pâte à papier et qui n'a pas trouvé preneur jusqu'à périr sur pied par massifs entiers. Le cerf de Barbarie, dernier grand mammifère du Maghreb, ongulé emblématique des peuplements du chêne kabyle, a complètement disparu. Il y en avait encore quelques centaines à la création du parc national. Aujourd'hui, on ne sait quoi faire des derniers cerfs élevés en captivité destinés au repeuplement. Il n'y a plus suffisamment de forêts de chêne, son habitat, pour abriter une population assez grande et en mesure de se reproduire en milieu naturel. L'aulnaie, la forêt humide qui prend le relais de la chênaie à proximité des zones humides a, elle aussi, été décimée le long des cours d'eau qu'elle longe en formant une galerie fraîche où fourmille la vie. On lui a coupé les vivres en détournant l'eau qui l'abreuvait. Les enjeux économiques Les lacs de la région d'El Kala, qui ont fait sa célébrité, sont devenus des enjeux économiques derrière lesquels se trament de sombres projets. On n'y rencontre plus la loutre, autre animal emblématique de la région, chassant le poisson ou se réchauffant au soleil sur un rocher. Sur le littoral, le dernier phoque moine a été aperçu au milieu des années 1980 et c'est vers la fin de cette décennie que la dernière tortue de mer a trouvé le courage de faire une dernière ponte sur des espaces qui lui appartiennent bien avant que l'homme n'apparaisse sur la surface de la planète. Des curiosités qui sont de véritables mines d'or pour le tourisme de découverte. Mais tout ceci n'est rien devant l'accélération de la dégradation causée par l'explosion de l'urbanisme dans les zones rurales et les zones éparses. Les constructions et les implantations anarchiques mitent les milieux naturels et bien entendu poussent les résidents originels vers des retranchements où ils ne survivent pas. En plus, ils ruinent de fabuleux paysages. Et puis, il y a cette incroyable frénésie des décideurs locaux pour la route. A croire que le bonheur des gens se mesure au kilomètre de route ouverte, réalisée, faite et refaite plusieurs fois en quelques mois et dont nul n'ignore les véritables motivations, surtout lorsque le tracé ou les dimensions ne se justifient pas. Les accès ouverts en dépit des recommandations du parc ont achevé de fragmenter l'aire protégée. En fait, en 25 ans, les « besoins du développement » ont réussi à ouvrir des voies exactement là où les concepteurs du parc ont pris toutes les dispositions pour qu'il n'y en ait pas pour préserver ce qu'il y a de plus précieux, des espaces complètement vierges, considérés comme les derniers témoins originaux des rivages de la Méditerranée. A titre d'exemple, toute la bordure littorale du parc a été classée en zone II, où on ne doit pas modifier l'état des choses, pour éviter, ceci bien avant la promulgation de la « loi littorale », les routes en corniche et ce qu'elles apportent inévitablement : un développement linéaire considéré depuis le début des années 1970 comme ruineux pour la nature et l'économie locale. La dernière route du genre, car il y a eu un précédent avec la route de la Messida, longue de 18 km entre El Kala et la vieille Calle, a été réalisée en dépit des refus du parc et des dispositions de la loi « littorale » qui venait juste d'être promulguée. Le comble, c'est le ministère de l'Environnement qui a financé ce projet de 170 millions de dinars, contrairement à tous les beaux discours de salon et de séminaires par lesquels il se distingue. L'explosion des zones éparses et le quadrillage par les réseaux routiers ont sérieusement entamé l'intégrité du parc qui forme un ensemble composite de milieux naturels divers, mais qui forme aussi une entité cohérente du point de vue écologique. En principe, cette entité tend à se déployer plutôt qu'à se réduire. Le parc national d'El Kala n'a jamais été traité et considéré en tant qu'aire protégée. Il a subi le même traitement que toute autre partie du territoire national. Mais si parmi toutes les agressions qu'il a subies, on continue à espérer qu'il y a moyen de remédier à des atteintes graves et irréversibles, les naturalistes et écologistes ont baissé les bras depuis qu'ils ont appris que l'autoroute Est-Ouest va traverser le parc. La balafre qui est projetée, encore une, va partager le parc en deux parties tout à fait indépendantes, même si on tente de les rassurer en proposant des aménagements spéciaux pour le passage de la faune. Pour les écologistes, le passage de la faune n'est pas le problème. Le parc national a été conçu pour l'utilisation de tous ses espaces librement et indépendamment les uns des autres. L'autoroute va forcément réduire ou supprimer de manière définitive les aires de certaines populations animales et végétales. Son impact est aussi important que celui d'un barrage sur un cours d'eau. Il y a bien des autoroutes qui traversent des parcs nationaux, en fait un seul cas, au Canada, mais avec des conditions draconiennes. Le tracé du TGV en France a, à plusieurs reprises, été dévié de plusieurs centaines de mètres ou de kilomètres pour contourner une vallée à préserver ou comme cela a été le cas pour le TGV Méditerranée pour ne pas déranger un couple de vautours. Des surcoûts faramineux pour protéger la vie. Et c'est pas de la frime de naturalistes BCGB, mais bien des recommandations solidement fondées. Aujourd'hui, dans les milieux qui s'inquiètent beaucoup sur l'avenir de l'aire protégée d'El Kala et ce qu'elle contient, on s'interroge sur l'opportunité d'appeler encore parc national ce petit bout de territoire qui ne se distingue en rien du reste du pays. Une hypocrisie à laquelle il faut mettre fin. Si c'est bien une aire protégée comme l'Algérie en a décidé il y a 25 ans, qu'elle soit alors traitée en conséquence et cela coûtera ce que cela coûtera. Dans le cas contraire, il sera suffisant de dire que la région d'El Kala est encore une belle région, mais cessons de lui associer un fantôme.