Cartouches Gauloises, de Mehdi Charef, avait créé la (bonne) surprise au dernier Festival de Cannes. Projeté hors compétition en marge d'une sélection officielle bien terne, il a apporté une bouffée de fraîcheur tout autant au cinéma français qu'à l'histoire du film algérien. Il faut rappeler que sa présentation a eu lieu le lendemain de l'hommage que le festival avait rendu au cinéma algérien et à Lakhdar Hamina. Même si on peut regretter que le film n'ait pas été retenu pour la compétition officielle, la présence de Cartouches Gauloises apparaît comme une forme de reconnaissance implicite par les milieux cinématographiques français de la nécessité de revenir sur une guerre coloniale trop longtemps refoulée vers l'amnésie. Depuis la promulgation par quelques députés nostalgiques de la loi du 23 février 2005 et l'abrogation un an plus tard de son article 4 vantant honteusement « les bienfaits de la colonisation », un réel travail de mémoire s'est effectué entre les cinématographies algérienne et française. Trois films importants ont été coproduits dans ce contexte et tournés en Algérie, à savoir La Trahison, Mon Colonel et tout récemment Cartouches Gauloises. Ces trois films marquent à mon sens un tournant capital dans le traitement de l'histoire contemporaine franco-algérienne. Et il est heureux que le ministère algérien de la Culture ait soutenu ces films. Ils soulèvent un certain nombre de tabous liés aux méthodes des forces coloniales dans une guerre dite de « pacification ». Les mots « crimes contre l'humanité » sont prononcés enfin, tandis que le rôle des politiques français de l'époque revient avec insistance, face à l'évidence de la volonté légitime des Algériens de se libérer du joug colonial. Cartouches Gauloises a cela de plus : il n'est pas une simple coproduction due à la volonté de Michèle et Costa Gavras d'un côté et de Salem Brahimi de l'autre, de faire acte de témoignage face à l'histoire. Histoire sans sens unique Le film peut en effet être regardé à la fois comme un film français et comme un film algérien selon l'endroit où se place le spectateur. Cela est dû avant tout à la manière dont Mehdi Charef a su combiner son talent avec une approche presque sensuelle de l'Algérie, telle qu'elle était gravée dans sa mémoire charnelle. Il a fallu du temps au réalisateur pour arriver à affronter les chaînons manquants de sa personnalité. Il a commencé avec Le Harki de Meriem avant d'écrire pour le théâtre 1962, le dernier voyage qui est la véritable source de Cartouches Gauloises. Mehdi a exprimé dans son dernier film toute sa maturité d'auteur, de dramaturge et de cinéaste pour enfin revenir se confronter à une étape cruciale de son enfance : ces quelques mois tragiques et interminables précédant l'indépendance, puis son départ vers le père mythique. Dans le film, le personnage d'Ali a huit ans. Il est vendeur de journaux, et à ce titre, il est le médium qui traverse tous les miroirs des apparences. Il éparpille des nouvelles qui n'en sont déjà plus. Ce faisant, il côtoie aussi bien les soldats que les patriotes algériens, avec au milieu des personnages qui sont devenus les jouets de la destinée. Il fréquente tous les lieux, de la gare à la maison close du village. Il reçoit les outrances et les douleurs mêlées de chaque camp. Comme tous les enfants de l'époque, il a des amis dans les trois communautés principales : musulmane, chrétienne et juive. Nico et Gino sont ses complices jusqu'à la limite des qualificatifs qui séparent, ou des anathèmes qui blessent : terroristes et fourbes pour ses copains, moudjahidine pour lui et épris de liberté. Comme son père qui est fait de présence et d'absence. Le petit Ali évolue dans le monde fœtal de femmes, seules capables de le protéger de la peur qui le cerne. A son tour, Ali les protège en les enveloppant dans l'image du père. Car, si dans la réalité le père de Mehdi travaillait en France à l'époque où se déroulent les faits, l'auteur en fait l'un des chefs des maquis de la région dans une quête évidente de paternité historique avec la guerre de libération algérienne. A la fin du film, au moment où les combattants algériens investissent les lieux, Ali va chercher Zina, la prostituée, pour l'aider à fuir le danger qui la guette. Dans la gare où transitent les destins déchirés, un moudjahid s'approche d'elle soupçonneux. Ali la présente alors comme sa mère, ajoutant que son père n'est autre que le fameux Si Larbi, héros de la Révolution. Zina pourra aller ailleurs et se reconstruire tout comme les autres familles entraînées dans une spirale de violence imposée par les défenseurs du système colonial. Les cadavres exposés près de la fontaine publique, la tante fusillée pour avoir hébergé des résistants et l'enfant jeté par l'hélicoptère, témoignent de ce jusqu'au-boutisme incarné par le lieutenant sanguinaire et le terrorisme de l'OAS. Puis les harkis repoussés à coups de crosse des camions lors du départ des troupes françaises. Ali ne renie pas ses amis, mais a choisi son camp sans la moindre hésitation. Il sauve Zina la prostituée, mais n'hésite pas à livrer le harki Djelloul coupable d'exactions contre les siens. A travers ces images de petites gens qui veulent rester et qui, pourtant, partent, Mehdi Charef semble regretter que les pieds-noirs n'aient pas su aimer suffisamment l'Algérie pour y rester. N'auraient-ils pu parler la langue du pays au lieu de s'enfermer dans un monde clos, vivre avec l'Algérien au lieu de lui imposer ce système d'apartheid violent dans lequel il devient, comme dans l'œuvre de Camus, étranger sur son propre sol ? Même les Blancs d'Afrique du Sud ont su montrer en choisissant de rester (malgré un lourd passé), qu'ils aimaient encore plus le pays que leurs privilèges. La scène dans laquelle Mme Stiti vient annoncer son départ à sa voisine Aïcha est un grand moment de cinéma. Aïcha prie, agenouillée et sereine, lorsque Mme Stiti lui annonce bouleversée qu'« ils » partent et que sa maison va devenir la sienne. Aïcha plongée dans sa prière ne bronche pas. Tout dans ce temps dilaté par le tragique de l'instant semble indiquer qu'Aïcha est insensible au malheur de sa voisine. Mais, lorsque celle-ci se décide à partir, Aïcha lui prend la main et la serre dans la sienne dans un geste de compassion émouvante. Destins personnels et collectifs Ces images sont le produit d'une mémoire éclatée mais ancrée dans une véracité surprenante. Elles ont aussi enroulé autour du ruban des repères des référentes époques, le souvenir de Kopa et du Stade de Reims, les scènes de Los Olvidados qu'Ali peut réciter sans peine. Mais surtout cette salle de projection qu'Ali hante. Ce lieu explique le destin du cinéaste tout autant que la manière dont les impressions sont ordonnancées par touches douloureuses. Cartouches Gauloises n'est pas qu'une évocation personnelle enchevêtrée dans un débat historique têtu. C'est avant tout une œuvre cinématographique personnelle composée en offrande aux amours tumultueuses que Mehdi vit avec l'Algérie. Rien dans les évocations fragmentaires et pourtant cohérentes d'un passé imprimé sur son épiderme n'aurait pu être aussi crédible sans le talent du metteur en scène. Cartouches Gauloises est en ce sens un road movie dans lequel des destins personnels et collectifs voyagent à travers le regard des enfants. Mehdi Charef a réussi ainsi à raconter l'horreur grâce à une mise en scène de prisme, précise et pudique. Le regard n'est jamais stigmatisant pour quiconque, même lorsque le choix pour le camp de la liberté est on ne peut plus clair. On se prend à penser à un autre film algérien L'enfer à huit ans réalisé il y a près de quarante ans par trois jeunes réalisateurs. La guerre vue par des enfants. Le cinéma algérien y avait déjà pensé. Mehdi Charef reprend le récit d'une innocence brisée. Pour toutes ces raisons, Cartouches Gauloises me semble être un film extrêmement important pour le cinéma algérien, au moins autant que pour le cinéma français.