Offrir aux lecteurs des possibilités de bifurquer vers des ailleurs toujours renouvelés, c'est ce qui a toujours fait l'originalité et la grandeur des œuvres de narration : épopée, roman, récit, etc. Quel que soit le champ linguistique, des affinités s'établissent automatiquement entre les différents lecteurs, de nouvelles identités se forment çà et là comme pour répondre à un certain besoin de mettre de l'ordre dans cette existence. Au miroir de certains essayistes, les grandes œuvres narratives, ayant imprimé un tournant décisif à l'imaginaire de l'homme, ont pris racine dans la littérature arabe classique. Kalila et Dimna d'Ibn Almuqafaâ (714-759) et Les Mille et Une Nuits, pour ne citer que ces deux exemples, bien qu'originaires de la Perse classique et de l'Inde, n'auraient pu parvenir aux lecteurs du monde entier sans le passage quelque peu obligé par la langue arabe. De ce fait, le roman, en tant que genre littéraire établi depuis la fin de la Renaissance, aurait l'imaginaire arabe pour origine. Kalila et Dimna, c'est connu, est une série d'historiettes passées, avec bonheur, du persan vers la langue arabe. Cela se produisit avant même les grandes traductions de l'époque abbasside à partir du grec, du syriaque, de l'araméen et du copte. Même si les comparatistes trouvent une relation directe entre la version arabo-persane des récits animaliers, les poèmes didactiques d'Esope (VIe siècle av. J-C) et les fables de Jean de La Fontaine (1621-1695), l'impact de Kalila et Dimna se révèle encore le plus fort. Le livre fabuleux Les Mille et Une Nuits, quant à lui, fait toujours le bonheur des lecteurs sous toutes les latitudes, en ce sens qu'il leur permet de se situer dans l'autrefois et le maintenant, dans l'ici et l'ailleurs. C'est dire la force de régénération intellectuelle qui se développe chez le lecteur par le truchement et la puissance de l'imaginaire, et c'est dire, également, l'apport de la langue arabe au grand bouillon de culture qui profite à l'humanité entière. Bien qu'ayant semé le doute autour de lui pour avoir attribué la paternité de son Don Quichotte à un auteur andalou, Cervantès (1547-1616) se classe lui-même dans cette catégorie de narrateurs poussés par le besoin d'ouvrir d'autres perspectives à leurs lecteurs. En effet, le « Manchot de Lépante » déclare dans son roman que celui-ci n'est en vérité que la traduction d'un manuscrit arabe écrit par un certain Hamed Benengeli. Même si le protagoniste de Cervantès n'a jamais existé, sinon dans l'imaginaire de son auteur, l'on est tenté de le considérer comme une reconnaissance de l'apport de l'Andalousie musulmane à la civilisation occidentale. N'est-ce pas là une manière indirecte de créditer l'importance de ces nouvelles identités qui s'imbriquent les unes dans les autres, grâce aux œuvres de narration ? Le Britannique Salman Rushdie soutient, à son tour, qu'il y a toujours de nouvelles identités qui s'imposent à lui. Il est d'origine indienne, dit-il, britannique de nationalité, américain de séjour, mais sa thématique préférée demeure le monde auquel il est censé appartenir, c'est-à-dire le monde musulman avec toutes ses particularités et ses retombées. Finalement, la narration pourrait se montrer réfractaire à toute logique de l'instant, passer aisément d'une rive à l'autre comme on le constate avec Kalila et Dimna et Les Mille et Une Nuits. De ce fait, sa richesse ne viendrait-elle donc pas du fait qu'elle incite, à chaque fois, à une lecture éclatée, sans aucune limite ?