Ces jeunes voulaient mourir. En tous cas, ils n'avaient pas peur de la mort. Voici un des graffiti qu'ils ont écrit sur les murs de la ville de Tizi Ouzou : « Vous pouvez tirer, nous sommes déjà morts ». Paradoxalement, cette région, considérée comme celle ayant le plus fort taux de suicides en Algérie, a vu décroître le nombre de décès par mort volontaire entre 2000 et 2003. Tout semble, en effet, s'être passé comme si les émeutes avaient engagé les sujets dans une « aventure collective » qui a permis de différer la détresse individuelle au profit d'un projet commun, la révolte. Les désirs et les frustrations personnels sont passés au second plan. Le sujet s'est investi dans une action communautaire qui le met, en tous cas, momentanément à l'abri du passage à l'acte suicidaire individuel. L'agressivité tournée vers soi a trouvé un objet en dehors, un ennemi extérieur ; ici, les institutions publiques et les symboles de l'autorité de l'Etat. Cette hypothèse est d'autant plus plausible que ce dernier (l'Etat) est désigné par les jeunes émeutiers comme le responsable de leur « malvie ». A ce titre, il aurait été intéressant de savoir si cette régression du nombre de suicides a été observée dans le reste du pays durant ces dernières années, à la faveur notamment de l'irruption du terrorisme. De telles observations ont été rapportées surtout à l'occasion de crises sociales ou sociopolitiques graves, et en particulier en temps de guerre. 4-L'émigration clandestine, la « harraga » : Depuis quelques mois, les jeunes Algériens se jettent à l'eau pour joindre les rives nord de la Méditerranée. Faute d'obtenir un visa pour la France, l'Angleterre ou le Canada, ils décident d'émigrer clandestinement, la « harraga ». Ce néologisme, à la consonance « francarabe » dans le langage de ces jeunes, veut dire à la fois « resquiller » et « brûler ». Resquiller pour bien signifier qu'ils veulent émigrer dans la clandestinité. Brûler pour bien dire qu'ils sont prêts à risquer ou à brûler leur vie. Un pari qui confie son destin propre à une embarcation de fortune et au hasard. De nombreux algériens veulent ou plutôt sont déterminés à quitter le pays ? Les cadres les plus chanceux, hommes ou femmes, sont aspirés par le Canada, et les étudiants partent poursuivre leurs études en France pour ne plus revenir. Ces pays les accueillent avec empressement parce qu'ils veulent se repeupler et tant qu'à faire, autant le faire avec des jeunes gens diplômés. « Emigration choisie ». Les sujets sans qualification, grandes victimes de la « malvie » et « laissés pour compte », rêvent, quant à eux, tantôt des pays d'Europe, tantôt du Canada ou de l'Australie. Leur seul but est de « se casser de ce pays », pour où n'a aucune importance. Le sésame (le visa) est, pour ces personnes, impossible à obtenir. Le passage à l'acte extrême est au bout de la désespérance. La « harraga ». Ce comportement extrême, de décision individuelle mais habituellement de réalisation collective, est le résultat de la perte de l'initiative du sujet sur sa propre existence, sur son destin. La galère et une vie humiliante au quotidien sont les raisons évoquées par les candidats au départ. Prisonnier de cette existence, l'individu n'a pas la possibilité de faire des choix et d'exercer son libre arbitre. Il souffre. Et il y a une relation dialectique entre la souffrance de l'individu et l'équilibre de la société. A chaque fois que la souffrance apparaît, il y a un risque pour la santé du sujet mais aussi pour l'équilibre et la paix sociale. Les comportements extrêmes, violents, à l'instar des émeutes, des toxicomanies, des suicides et de l'émigration clandestine, en sont les exemples édifiants. De nombreux médias ont réalisé des reportages sur ce phénomène nouveau qu'est la « harraga ». Certains journalistes n'ont pas hésité à évoquer des comportements de suicides collectifs. Nous adhérons à cette hypothèse. Pourquoi ? Parce que le risque pris par ce projet migratoire est trop grand et que l'idée de rencontrer la mort durant le voyage semble, de toute évidence, une donnée intégrée et acceptée. « L'espoir est ailleurs, seule la mort nous en dissuadera. » Ces propos tenus à un journaliste du Soir d'Algérie par un récidiviste de l'émigration clandestine montre bien la détermination du sujet à prendre le risque. Les jeunes Algériens n'ont même plus la possibilité de rêver dans leur pays. Leur vie comme leur rêve sont ailleurs. Vivre mieux, c'est vivre dans un ailleurs inconnu mais imaginé, fantasmé. C'est pourquoi tous ces jeunes veulent quitter le pays, même au péril de leur vie. Voici ce qu'écrivait, il y a quelques semaines, un journaliste d'El Watan : « … Il y a une différence entre l'émigration des années 1980 et celle d'aujourd'hui. Les jeunes préparaient la fuite avec la complicité des matelots. Une traversée coûtait 30 millions (de centimes). Aujourd'hui, ils jouent avec la mort… » Du 1er janvier au 30 octobre 2006, 377 jeunes ont été sauvés par les gardes-côtes et 42 cadavres ont été repêchés. « …Tous des jeunes de 18 à 35 ans qui voulaient fuir le chômage et la misère. » Toujours selon le quotidien national El Watan, 147 cadavres de jeunes ont été repêchés ces trente derniers mois. Une hécatombe, en effet, qui va continuer au regard du nombre d'embarcations qui quittent les bourgades côtières de l'est et de l'ouest du pays. Et comme pour banaliser la mort qui attend en haute mer, des vidéos qui vantent et louent le courage de ces jeunes « harraga » circulent sous le manteau ou d'un téléphone portable à un autre. Ces vidéos montrent des jeunes qui auraient atteint, avec succès, les rives européennes et réussi à avoir des papiers et du travail. Quitter le pays est également une solution privilégiée par les jeunes filles. Ce désir est de plus en plus manifeste chez un grand nombre d'entre elles. Certaines réussissent à partir, notamment par le biais d'une inscription dans les universités étrangères. Celles qui n'ont pas cette chance essaient de trouver des maris, quelquefois par Internet, de l'autre côté, en attendant pour les autres de faire comme leurs compatriotes masculins, tenter l'émigration clandestine. Cela ne saurait tarder à se produire. Comme toujours en situation dangereuse, le génie populaire fait dans la dérision : « Plutôt finir dans le ventre d'une houta que dans celui d'une douda », disent ces jeunes candidats au voyage clandestin. Un pari, bien conscient, qui inscrit le sujet dans une démarche suicidaire individuelle et qui engage l'avenir dans l'incertitude d'une aventure collective où solidarité et courage puisent leur substance de l'angoisse commune de l'inconnu et de l'imprévisible. Mais ont-ils seulement le choix, ces jeunes qui recourent à cet acte ultime ? De toute évidence, non. En tous cas au regard de leur détermination à quitter le pays. Nombreux, en effet, sont les sujets récidivistes qui ont fait la tentative plusieurs fois. Quand l'échec a été au bout du voyage. 700 tentatives d'émigration clandestine ont avorté ces deux dernières années, selon le quotidien national Le Soir d'Algérie. Les pouvoirs publics, qui semblent insensibles à la détresse de tous ces jeunes, proposent la répression quand le projet migratoire a momentanément échoué. Appliquer la loi, juger et condamner, même si les peines de prison sont souvent assorties de sursis. « … Avant cette tentative avortée, j'avais auparavant tenté une première fois mais notre embarcation est tombée en panne, puis j'ai vécu ma deuxième tentative… Après ma sortie de prison, j'ai tenté une troisième fois, nous nous sommes perdus et nous avons été secourus et là, j'envisage la quatrième… ». Ce sont là, des propos tenus par un « harraga » récidiviste au journaliste du Soir d'Algérie. Edifiant sur la ferme volonté des sujets à partir. La réponse des pouvoirs publics est inadaptée, dérisoire. La solution à ce problème est bien ailleurs. Et pour cause. « Mais comme on fait tout pour les empêcher et rien pour les retenir, ce n'est qu'une question de temps », a écrit à juste titre un journaliste du quotidien El Watan. 5- Conclusion : Suicide, toxicomanie, émeutes, harraga sont des passages à l'acte extrêmes qui concernent presque exclusivement le jeune Algérien. Si nous pouvons trouver quelques explications à ces comportements dans le registre de la psychopathologie individuelle, notre regard doit également se tourner vers celui (le registre) de la psychopathologie sociale. Des désordres psychiques peuvent en effet amener l'individu à se donner la mort, à s'adonner à la drogue, ou à risquer sa vie dans un projet migratoire impossible. Toutefois, une vie pénible et humiliante peut précipiter le passage à l'acte ou l'immiscer progressivement dans l'esprit du sujet quand ce dernier, en proie au mal-être, rumine une existence marquée par des manques ou des carences difficilement compatibles avec un minimum de dignité. Car, il s'agit de cela. Parce que le dysfonctionnement de la société en fait des victimes, les jeunes Algériens n'aiment pas ou plus leur pays. Ils n'y sont pas heureux. Ils veulent le quitter, chacun à sa façon, même de manière violente. Mais cette violence tournée vers soi peut également se muer, nous le disions, en une violence tournée vers la société. Il ne faut pas minimiser la signification et l'impact des émeutes observées un peu partout dans le pays. Les pouvoirs publics devraient les appréhender avec moins de répression et beaucoup plus d'attention. L'unanimité est faite autour des facteurs et/ou des raisons qui amènent les jeunes algériens à ces actes de désespoir. Le logement, le travail, les loisirs, etc. Des députés ont, à l'occasion de la présentation du programme du gouvernement devant l'Assemblée nationale, interpellé le chef du gouvernement sur ces « fléaux sociaux ». Ce dernier, qui a admis qu'il s'agit là d'un réel problème de société, a pris acte des interpellations mais n'a proposé aucune solution concrète et immédiate pour réduire ces phénomènes. Le président de la République a, lors de sa visite au « quartier des planteurs », quartier oranais secoué il y a peu par de violentes émeutes, reconnu l'urgence de la prise en charge des préoccupations des jeunes. Le pouvoir s'est ému de la grande abstention aux dernières élections législatives. Pourquoi les Algériens n'ont pas voté ? La réponse est dans cette phrase d'un « harraga » au journaliste du Soir d'Algérie : « Voter. Plutôt mourir au fond de l'océan. On se sent plus citoyen en prenant le large qu'en allant voter. » Une leçon que les pouvoirs publics devraient méditer. L'Algérie est forte d'une réserve de change de 100 milliards de dollars. Les moyens ne manquent donc pas. Il ne reste plus qu'à mobiliser la volonté politique et à ouvrir les chantiers nécessaires. Ces derniers sont évidents. Un plan spécial à l'adresse de la jeunesse ? Créer un vrai ministère de la jeunesse (sans les sports !...) ? Rien n'indique, à la lecture du programme du gouvernement présenté en juillet dernier devant les députés, que les pouvoirs publics ont pris la mesure de la gravité de la situation. Aucun plan de prise en charge spécifique à l'adresse des jeunes n'est proposé. C'est pourtant une nécessité absolue. C'est une urgence. L'auteur est Psychiatre, député RCD