D'un certain point de vue, les conditions de vie ont même empiré. En effet, vu l'état lamentable des habitations, dignes de troglodytes, ajouté au taux de natalité élevé qui a fait multiplier le nombre d'habitants par dix, on s'aperçoit, en fait, que la vie était meilleure entre 1957 et 1958, date de la pose de la première pierre de ce camp. On comprend que le mot pierre, appliqué à ce type d'habitation d'un autre âge imposé par le régime colonial et où on a parqué comme du vulgaire bétail des êtres humains, est une simple métaphore, car des pierres on n'en voit guère sur ces murs très bas, ou alors si peu. A l'exception de quelques logements construits en parpaings et dont l'aspect n'inspire plus confiance, et 18 autres en dur construits manuellement, tout le reste est en pisé. D'ailleurs, ces mêmes logements en dur laissent beaucoup à désirer, au dire de Rachid, un bénéficiaire mécontent qui se plaint des infiltrations d'eau de pluie dans son habitation. Alors autant être dehors et subir directement les intempéries, plutôt qu'à l'intérieur de ces gourbis si bas et si précaires. Pour Saïd, qui avait 10 ans lorsque le camp a été construit à l'époque coloniale, il n'y a aucune différence : Quand il pleut ou il vente, les galetas en question se transforment en passoire. L'eau dégouline de partout inondant les pièces, qui n'ont de pièce que le nom. Orphelin, il est arrivé avec sa mère sur ce terrain, plat au bord de l'oued destiné à la construction du camp. Ils se sont mis aussitôt au travail, et ont construit de leurs propres mains les murs de leur maison. stimulés en cela par le désir d'avoir un abri, après avoir été chassés de leur montagne comme tant d'autres compatriotes. Et c'est sous ce toit que Saïd vit aujourd'hui avec trois de ses enfants mariés. Un logement qui était destiné au départ qu'à deux personnes : la mère et son fils. Et c'est sous ce toit, qui ne le protège ni de la chaleur ni du froid, que le sexagénaire s'apprête, de tout évidence à passer le restant de sa vie. La première personne que nous croisons dans ce village, qui garde intacte sa physionomie d'antan, c'est lui. Il pousse une brouette chargée de jerricans d'eau, qu'il est allé chercher à une fontaine publique, devant la mosquée. Et oui, dans cet environnement d'inspiration quasi concentrationnaire, la foi en Dieu reste vivace malgré les conditions sociales des plus primitives. Il y a même — le croirait-on ?— un café, une épicerie (en toub), une école primaire et un CEM, réalisé il y a deux ans. L'électrification qui a, à l'instar des autres villages du pays, concerné Kalous, a remplacé la lampe à pétrole, un mode d'éclairage qui était en vigueur dans la quasi-totalité des foyers algériens, avant que la lumière ne soit synonyme de progrès et de civilisation et étende ses bienfaits à tout le pays. Pourtant, là encore, Saïd trouve à redire. Tout en poussant devant lui son engin, il signale les nombreuses et récurrentes pannes électriques, à la moindre perturbation atmosphérique. Les dernières en date remontent à la veille du mois de Ramadhan où le village a été plongé plusieurs fois dans le noir. Ces pannes, affirme-t-il, peuvent durer parfois trois jours. Il signale également le court-circuit provoqué par le câble d'un poteau sur l'autre rive de l'oued et qui a été à l'origine d'une coupure électrique qui a duré plusieurs jours au village. L'homme à la brouette Un autre citoyen, qui est allé lui aussi chercher de l'eau à l'autre bout du village, confirme : l'eau et l'électricité sont des problèmes mais secondaires, qui viennent se greffer à celui du logement. Certes le réseau électrique, comme nous avons pu en juger, est vétuste ; l'eau potable qui est distribuée l'après-midi, un jour sur deux, à partir d'un puits creusé et construit au milieu de la localité gagnerait a être canalisée pour être introduite dans les foyers. Il y aurait même un grand avantage à exploiter toutes les ressources hydriques dont dispose cette partie de la commune, mais ce qui interpelle vraiment les consciences, ce sont ces alignements de gourbis sans fin et ces passages entre les maisons, véritables boyaux où l'on se perdrait aisément sans un guide et qui horrifient par leur aspect hideux. Nous voilà devant la maison de Rabah, l'autre homme à la brouette. Les murs ne font pas plus 1m80 de hauteur. D'autres beaucoup moins. Les portes, pour être franchies, sont inclinées à se casser en deux et les fenêtres, quand elles existent, sont de petites ouvertures pratiquées dans les murs. Tout est si petit que l'on se croirait ,un instant, dans le monde lilliputien décrit par Swift dans son roman Les voyages de Gulliver. Un aperçu de cet univers oppressant est donné par le fils de Rabah, un jeune de vingt-huit ans qui promène sa fille de 5 ans. Il vit avec son père et ses cinq sœurs. L'aînée, qui s'est mariée, a quitté le domicile familial. On devine avec quel soulagement ! Le jeune homme pousse la porte d'entrée qui s'ouvre sur un passage large d'à peine 40 cm. C'est le couloir. Il conduit à une petite cour qui sépare les pièces de part et d'autre. Justement, l'une de ces pièces est ouverte et on distingue dans la pénombre une femme qui, assise, vaque à quelque chose. Dans cet espace, on ne peut évoluer que courbé. Une promenade improvisée à travers un dédale de ruelles en terre battue. Le même spectacle de misère extrême s'offre à notre vue : murs en pisé qui se détachent et s'effritent, les mêmes trous pour aérer et éclairer l'intérieur. Certaines rues (qu'on nous pardonne cette figure de style complètement insolite ici) ont disparu sous la poussée des extensions illicites (mais qu'est-ce qui est licite dans un camp de concentration datant de l'époque coloniale ?) Cherche logement... décent En contemplant ces taudis qui ressemblent à des pâtés de sable construits par des enfants, on se demande par quel miracle les flots, qui peuvent déferler des montagnes surplombant le village au bord de l'oued, ne les a pas emportés. Comment les fortes rafales de vent accompagnant ces pluies ne les ont-ils pas précipités en bas et dispersés aux quatre coins ? Saïd, le sexagénaire, nous confie qu'un des murs de son gourbi a cédé en 2003, sous le poids de la neige, mais il craint que les prochaines intempéries ne viennent à bout de celui en parpaing, qui l'a remplacé. Lors de sa visite sur le site, l'ancien ministre de l'Habitat, aurait, selon Saïd et Rabah, donné un an aux autorités locales pour que les villages en pisé soient rasés et remplacés par des constructions décentes en rapport avec les aspirations légitimes de ses habitants. Ce projet a été concrétisé à une très faible proportion ; sur les 17 logements, on n'en a réalisé qu'une douzaine et avec les défauts que l'on connaît. La vingtaine d'autres sont en cours d'achèvement. Tandis que nous les visitions, un groupe de jeunes nous interpelle. Ce sont les travailleurs employés sur ces chantiers. Ils réclament leurs salaires qu'ils n'ont pas touchés depuis un an. A les croire, l'entrepreneur, qui n'a plus remis les pieds dans ce chantier depuis trois mois, leur doit 40 millions. Ali et Mourad auraient réalisé 2 logements à eux seuls. Rachid, un maçon qualifié, a réalisé 40 m de briques et n'a touché en tout et pour tout que 2500 DA. D'autres, absents, réclament également leur dû, selon leurs camarades. Ces derniers, qui déclarent avoir confisqué les outils de travail fournis par l'entrepreneur, menacent de prendre les tuiles si leur employeur ne daigne pas se manifester dans les plus brefs délais. Bref, la malvie est partout dans toute son horreur et sa dimension dans ce village, où les conditions de vie sont restées pratiquement inchangées depuis sa création entre 1957 et 1958. Un camp à éradiquer afin que s'efface dans les esprits les injustices et les clichés, qui se rattachent à cette époque de sinistre mémoire. Ayant appris que ce projet à l'abandon a été confié à l'Agence foncière pour la réalisation, nous avons en vain, chercher à joindre les responsables de cet organisme. Le standardiste sollicité, n'a pu nous mettre en contact avec aucune personne. Mêmes efforts infructueux du côté des responsables de la commune d'Aomar dont dépend Kalous. Le téléphone semble coupé.