Le plan d'action qui est actuellement en débat à l'Assemblée nationale rappelle étrangement, à quelques nuances près, celui déjà voté en décembre dernier. Dans son chapitre premier, ce plan d'action fait, comme le précédent, un éloge appuyé de la réconciliation nationale et inscrit cette capitulation de la République devant le terrorisme comme l'argument essentiel pour « consolider une Algérie sereine ». Il y est dit que « la porte demeure toujours ouverte devant tous ceux qui sauront se ressaisir et revenir dans les rangs de la nation ». D'un côté, les terroristes ne l'entendent pas de cette oreille, ils continuent à semer la mort et à apporter à l'Algérie son lot de deuils. D'un autre, les tribunaux condamnent, tous les jours et à tour de bras, ces derniers (les terroristes), souvent à mort et par contumace, et un grand nombre est abattu dans les maquis qu'ils écument. D'une part, l'immense mansuétude de la nation et de son Président, de l'autre l'application de la loi dans toute sa rigueur et une lutte antiterroriste sans merci. Une incohérence, une incongruité institutionnelle à n'y rien comprendre, de quoi en « perdre son latin ». Aucun citoyen n'est opposé à la paix dans notre pays, mais force est de constater que les résultats de la réconciliation nationale sont médiocres. Il n'est pas utile d'énumérer les arguments qui plaident contre cette démarche du chef de l'Etat. Le nombre impressionnant de barrages militaires sur les routes et la « bunkerisation » des commissariats de police et des brigades de gendarmerie témoignent, s'il en est, de l'état de guerre dans lequel est plongé le pays depuis maintenant plusieurs années. Les citoyens qui subissent dans leur quotidien les désagréments de cette situation ne peuvent que douter. De « consolidation de la réconciliation », je ne crois pas qu'il peut en être, aujourd'hui, question. A moins que les pouvoirs publics en soient arrivés à un déni total de la réalité du terrain et qu'ils soient insensibles au supplice des algériens qui continuent, dans de nombreuses contrées du pays, à vivre dans la terreur. De « …l'approfondissement de la démarche de la réconciliation nationale… qui a permis le retour à la paix civile » comme il est noté dans le chapitre premier du plan d'action du chef de l'Etat, il est pour le moins inopportun d'en parler tant qu'il y a encore une seule victime du terrorisme. Les pouvoirs publics doivent reconsidérer cette démarche. A moins d'une inconséquence politique persistante et nous sommes, à n'en pas douter, dans ce cas de figure. Comment garder alors confiance dans les institutions de la République ?Faut-il aller plus loin dans ce débat ? Faut-il y impliquer les citoyens et les victimes ? Oui, sans doute, car j'ai la conviction que celui-ci (ce débat) n'est pas clos et que tôt ou tard il faudra bien rouvrir cette page qui a été tournée avec précipitation. La République ne peut pas et ne doit pas s'accommoder de ce laxisme complice qui dure depuis maintenant dix années. Une réconciliation nationale qui ne profite qu'aux terroristes qui bénéficient des largesses de l'Etat et des dispositifs multiples de réinsertion. Une réconciliation qui se veut un pardon accordé sans conditions par le chef de l'Etat. Le pardon ne se décrète pas, il est la propriété exclusive des victimes qui doivent être, au premier plan, concernées par toute démarche qui engage leurs destins personnels. Chacun sait que le pardon est le résultat d'un long cheminement psychologique et d'un douloureux et lourd travail de deuil, un processus qui permet à la personne victime, et uniquement à elle, de parvenir à un état de sérénité intérieure.« Extirper » de soi la haine et accéder au pardon de l'autre est alors possible. Absoudre à la place de la victime constitue non seulement une confiscation de son travail de deuil mais c'est porter en plus atteinte à un droit élémentaire, celui d'exercer son libre arbitre. Pourquoi j'insiste sur cet aspect de la vie politique et sociale de notre pays ? Parce qu'il me semble que les pouvoirs publics mettent en avant à dessein le terrorisme comme un danger permanent pour l'avenir de la nation. Une menace qui doit amener le peuple à focaliser son attention sur ce terrible fléau qu'est le terrorisme et forcer le citoyen à mettre le couvercle au gouffre de ses préoccupations sociales et le contraindre à différer ainsi ses revendications. La vraie menace pour la cohésion sociale et la paix civile vient, les pouvoirs publics semblent l'ignorer, de la pauvreté de plus en plus grande des couches sociales les plus défavorisées et des inégalités flagrantes qui font aujourd'hui de l'Algérie un pays de « hogra » (le mépris) et d'injustice. Le divorce entre le peuple et l'Etat est consommé. Les Algériens ne font plus confiance à leurs dirigeants qu'ils rendent, à juste titre, responsables de leurs conditions de vie misérables. Ils les accusent, au regard du train de vie qu'ils mènent, de ne pas partager équitablement les richesses du pays. Aujourd'hui, les jeunes Algériens macèrent dans la misère et la malvie. Ils fuient le pays ou s'insurgent avec violence contre l'Etat et ses institutions. Ils offrent leurs vies à des embarcations de fortune ou se transforment en émeutiers qui détruisent tout sur leur passage. L'irruption du phénomène des harragas et des émeutes de la faim est récente dans notre pays. Deux comportements qui sont apparus il y a peu et qui se sont vite accentués durant le deuxième mandat de Bouteflika, période durant laquelle le baril de pétrole a atteint les prix les plus élevés. Grâce à cette ressource naturelle, le pays s'est considérablement enrichi, sans que le quotidien des « Algériens d'en bas » ne s'en trouve modifié. Tant que l'Algérie était pauvre, les citoyens avaient accepté de vivre dans le dénuement et l'indigence. Tout le monde était logé à la même enseigne. Il était naturel dans ces conditions de se résigner et d'attendre des jours meilleurs. Quand la manne pétrolière est venue, l'espoir a commencé à renaître. Mais la désillusion a rattrapé le citoyen. L'Algérie d'en bas s'est appauvrie encore plus pendant que celle d'en haut, le pouvoir et ses clientèles, s'est accaparée sans partage les recettes des hydrocarbures. Les Algériens, notamment les jeunes, cadres ou chômeurs, ont compris que la pauvreté qui s'est emparée de leur quotidien n'a aucune relation avec les richesses de la nation. Elle réside en réalité dans la nature du régime qui dirige le pays. Une caste boulimique qui s'enrichit et qui ne s'en cache pas. Une caste indifférente au désespoir des familles qui émargent tous les jours à la pauvreté et à l'humiliation. Le Président-candidat, culpabilisant, a demandé aux jeunes Algériens, lors de son dernier meeting électoral d'Alger, de ne pas nourrir d'envie face aux personnes riches et de ne pas leur manifester de la jalousie. Il a, comme Freud, compris que l'envie engendre haine et destruction. Mais suffit-il de dire à tous ces « jeunes envieux » de détourner le regard de la richesse des autres pour amener la paix civile ? Certainement non. Si l'injustice reste en l'état, le risque d'une explosion sociale incontrôlable n'est pas à écarter. L'Etat sera amené à tirer, à nouveau, sur ses citoyens…Les Algériens n'ont pas peur aujourd'hui et c'est une erreur de penser que c'est l'autorité de l'Etat qui contient la révolte. Ils sont justes encore patients et dignes dans leur misère. Jusqu'à quand ?... La crise économique mondiale est là, même si nos gouvernants nous disent qu'elle « survole notre pays ». Et ce n'est pas fait pour arranger les choses. Le prix du pétrole a dégringolé. Le bonheur pour le petit peuple n'est donc pas pour demain. Il va falloir se résigner à différer à nouveau la perspective du bien-être. « Il faut se retrousser les manches et se mettre au travail », a dit le chef de l'Etat aux Algériens durant un de ses meetings électoraux. On se rappelle de l'existence du peuple quand la crise est là… pour le mettre, bien sûr, à contribution mais surtout pour lui rappeler qu'il ne travaille pas… pour le culpabiliser. Il doit retrousser les manches. Il est oublié quand c'est la curée. « Un pays riche, un peuple pauvre », une vérité qui désigne la responsabilité du pouvoir dans la construction du malheur des citoyens.Vingt-cinq millions d'Algériens ont moins de 30 ans, 12 environ ont entre 20 et 35 ans. Une frange de la population aux besoins énormes. Education, formation professionnelle, travail, logement, loisirs… En somme, une aspiration à une vie sociale normale. Peu d'intérêt a pourtant été accordé par les pouvoirs publics à ce besoin essentiel. Au plus fort de la vague des harragas, l'Etat a dépêché Ould Abbès auprès des jeunes migrants clandestins de l'Oranie. Il a fait des promesses qu'il n'a pas tenues. Le ministre a organisé une journée d'information sur le phénomène… sans impact sur la vie des harraga. Tout en reconnaissant l'échec de sa politique à l'endroit de la jeunesse, le président de la République a instruit les membres de son gouvernement afin de mettre en place une commission à même de réfléchir sur les problèmes des jeunes Algériens. Une lettre morte. Dans le chapitre IV du plan d'action du Président et dans le passage consacré à la jeunesse, il est écrit en lettres grasses que nos jeunes citoyens doivent être « protégés contre les maux et dérives sociaux », il est ajouté plus loin que le gouvernement entend « promouvoir la renaissance sportive ». Rien que cela mais rien de concret. Visiblement, ce plan d'action n'a rien à proposer pour sortir cette frange de la population de l'ornière dans laquelle elle est emprisonnée. Une succession de promesses, un effet d'annonces, une incantation.Un plan audacieux, spécial jeunesse, était attendu. Il n'est pas venu. 25 millions de jeunes de moins de 30 ans. Une richesse, l'après-pétrole. Un autre rendez-vous à nouveau manqué. Les Algériens ne se marient plus parce qu'ils sont malheureux et qu'ils n'ont pas le minimum de bien-être pour envisager un tel projet. Le chômage endémique et la promiscuité dans les logements sont dissuasifs. Le travail et le logement ouvrent des perspectives sur la vie et permettent d'esquisser un destin personnel. Sans ces clés, tout est compromis et les jeunes femmes, surtout elles, ne veulent pas se lier avec un homme sans emploi et sans domicile. Et elles ont raison. L'âge du mariage a considérablement reculé. 35 à 36 ans est l'âge moyen des unions chez les filles. Le taux de croissance de la population algérienne est passé de 3,2% en 1960 à 1,68% en 2008, actuellement, un des plus bas du continent africain. En 1970, la fertilité chez la femme était en moyenne de 7,4 enfants, elle est actuellement de 1,82. Si l'accès à l'instruction et au savoir peut expliquer ce recul de la natalité dans notre pays, ce n'est certainement pas la seule raison. Les conditions de vie difficiles dans lesquelles sont empêtrés les jeunes Algériens, femmes et hommes, interdisent la projection dans l'avenir et la perspective de fonder un foyer et de « se reproduire ». « Se reproduire », un vocable que j'utilise à dessein pour bien mettre en évidence une conduite dictée par un impératif phylogénétique le retour à l'instinct de survie qui interdit au sujet, comme aux chimpanzés enfermés dans une cage par le biologiste Harlow, de se multiplier dans des conditions d'extrême sévérité. Le peuple algérien souffre de ses conditions de vie depuis plusieurs années pour ne pas dire depuis toujours. Il ne croit plus aux promesses répétées de ses dirigeants et jamais il n'a manifesté sa détresse avec autant d'insistance. Les émeutes de la faim et du chômage se sont multipliées de façon dangereuse pour l'équilibre de la société. Durant la première quinzaine du mois de mai, une douzaine de jacqueries ont éclaté à travers le pays. Elles n'ont pas été entendues. Pis que cela, elles ont été, comme à Mostaganem, durement réprimées et les jeunes « fauteurs de troubles » ont été interpellés. Les parents, éprouvés et excédés par la situation que vivent leurs enfants, prennent maintenant le relais et deviennent à leur tour des insurgés. « Les familles des émeutiers détenus bloquent la route nationale 16 » - pour exiger le jugement de leur progéniture victime d'une garde à vue trop longue - a écrit le Soir d'Algérie dans son édition du jeudi 14 mai. C'était dans une commune de la wilaya d'El Tarf où sévit, comme dans toutes nos campagnes et villes, un chômage endémique. Plus d'une centaine de jeunes gens, âgés entre 20 et 35 ans, ont essayé de prendre la mer durant les quinze premiers jours de mai. Ils ont été interceptés au large des côtes oranaises et annabies par les gardes-côtes et ont bien sûr été arrêtés. Ces « boat- people » iront sans doute en prenant de l'ampleur avec l'arrivée de la belle saison. Il faut souligner que la seule réponse qui est aujourd'hui apportée à ce désastre social est la répression. Faut-il rappeler que le pouvoir a fait voter, par l'Assemblée nationale et le Conseil de la nation, une nouvelle loi qui pénalise « l'émigration clandestine » ? Le président de l'Assemblée nationale justifie cette loi par l'existence « d'organisations de passeurs ». Il expliquera son propos en disant, à la journaliste qui lui a posé la question, que les harragas sont apparus parce que les passeurs offrent leurs services. Il faut donc les punir. Le troisième homme de l'Etat, médecin de formation, oublie un sacro-saint principe biologique qui veut que « la fonction crée l'organe ». Autrement dit, « l'occasion crée le larron », ce qui veut dire aussi que s'il n'y avait pas de clients, il n'y aurait pas de commerçants. Les Algériens ne fuient pas le pays uniquement de façon clandestine, de nombreux citoyens, plus chanceux mais surtout diplômés, quittent le pays vers des cieux qui offrent des conditions de vie décentes et dignes. Les pouvoirs publics le savent bien. On se rappelle que pour endiguer la fuite des cerveaux, l'actuel président de la République avait demandé de suspendre l'attribution les bourses d'études à l'étranger. Décision certainement inadaptée et en tous cas insensée. D'abord, parce que les bourses sont pour une grande majorité attribuées aux enfants de la nomenclatura et elles ne seront donc pas suspendues, ensuite parce que cette décision ne ressemble à rien puisque ceux qui partent ont été formés en Algérie, généralement des cadres de haut niveau qui vont offrir, en Amérique du Nord et en Europe occidentale, leurs compétences. Le pire est à venir. Des indices montrent en effet que le trafic international de drogue s'intéresse avec insistance à notre pays qu'il semble avoir choisi comme cible privilégiée. Une plaque tournante idéale pour inonder le marché européen mais aussi, et cela est plus dangereux pour nos jeunes, une opportunité pour susciter et développer une consommation locale. Les dealers ont bien compris que nos jeunes sont dans la détresse et qu'ils constituent de ce fait des proies faciles. Les prises de haschich et de cocaïne, de plus en plus nombreuses, réalisées par les services des douanes ne sont en réalité que la partie visible de l'iceberg. Notre pays est sans aucun doute dans une situation de fragilité sociale et les toxicomanies, notamment aux drogues dures, constituent une grave menace à laquelle les pouvoirs publics algériens ne sont pas préparés. Aujourd'hui, on nous parle de progrès accomplis depuis 10 ans. Si cela était le cas, les Algériens l'auraient su au moins parce que leur quotidien aurait quelque peu changé et parce que les inégalités sociales, faute de disparaître totalement, auraient diminué. Au lieu de comprendre le désespoir de la société et les convulsions qui la secouent, le pouvoir réprime. Au lieu de dialoguer avec les jeunes et leur communiquer de l'espoir, le président de la République condamne et culpabilise. Ce sont ces raisons qui amènent les jeunes à ne plus aimer leur pays et à ne plus faire confiance à des dirigeants pour lesquels ils nourrissent une aversion sans borne. La haine qu'ils ont de l'Etat et de ses institutions est aujourd'hui manifeste. Les 150 milliards de dollars que l'on nous promet d'investir pour donner enfin du bonheur aux Algériens n'y changeront rien. Quoiqu'il en soit, les pro messes d'aujourd'hui sont comme celles d'hier, elles ne seront pas tenues. L'Algérien le sait. C'est pourquoi la révolte gronde. L'auteur est psychiatre et député du RCD