« Qui sait tout souffrir peut tout oser » Il nous accueille chaleureusement debout sur le pas de la porte. Essoufflés. Mais il nous avait prévenus. « L'ascenseur est en panne », avait-il averti au téléphone. Geste vif et parole abondante, il nous raconte sa vie, une incroyable succession de chemins de traverse et de hasards heureux. Profondément humain et amical, drôle, parfois provocateur, il a fait de la militance un sacerdoce. Dans son appartement haut perché au cœur d'Alger, il coule des jours paisibles après une retraite bien méritée. Le soir il aime, lorsque la météo n'est pas ingrate, se glisser dans sa terrasse et méditer avec, en toile de fond, une vue imprenable sur la ville et ses lumières. Puis, avant de dormir, il peut s'offrir un petit tango qu'une vieille cassette émet des entrailles d'un poste radio tout aussi vieux. « C'est une musique dont je raffole », confesse-t-il, non sans préciser qu'elle le transporte dans le pays de son enfance. Et l'enfance, comme le chantait Brel, c'est encore le droit de rêver. Mahmoud l'Argentin pourrait aussi être appelé Ricardo l'Algérien. Rôle qu'il assume avec fierté. Un Argentin dans la Révolution ? On a parlé des réseaux de soutien au FLN, Jeanson et Curiel, des porteurs de valise, de l'aide apportée à notre lutte par certains prêtres ouvriers, des communistes, de Henri Alleg, mais on n'a jamais évoqué l'action clandestine d'autres étrangers venus de tous horizons. Roberto est de ceux-là. D'origine argentine, il est né le 17 juillet 1923 à General Villegas dans la banlieue de Buenos Aires, issu d'une famille de petits agriculteurs. Apprenti, puis ouvrier, militant au sein des syndicats du mouvement ouvrier, Mahmoud va découvrir à 30 ans la lutte et les revendications du peuple algérien et y adhérer pleinement. Une lutte ininterrompue Pourquoi Mahmoud a-t-il été amené à participer à la guerre de libération nationale ? « J'ai dû remonter le cours de ma vie, de mon enfance, ma vie familiale, mes relations avec les enfants du quartier où j'ai grandi et surtout l'ambiance que j'ai connue en tant qu'apprenti aux chemins de fer dès l'âge de 10 ans. Mon contact direct et quotidien, à cette époque, avec les travailleurs adultes, la plupart des émigrés espagnols qui vivaient et ressentaient de loin les cataclysmes de la guerre d'Espagne (1936-1938). Tous ces éléments ont contribué à coup sûr à l'épanouissement de ma personnalité et ont suscité mon engagement aux côtés des masses opprimées », note-t-il dans le petit ouvrage qu'il a écrit. Les lendemains de la seconde guerre mondiale ont été marqués par des combats révolutionnaires sur tous les continents. Il était ajusteur, technicien de mécanique de précision. « C'est ce métier qui m'a emmené en Algérie. » Il trouve dans son expérience de tous les jours, du racisme ordinaire de classes, de quoi alimenter sa révolte contre toutes les formes d'aliénation. « A 18 ans, j'ai trouvé du boulot dans une entreprise pétrolière argentine dans la Patagonie à 2500 km de chez moi. Mes parents ne voulaient pas que je parte. J'ai réussi à convaincre mon père Téodoro, alors que ma mère Emilia était beaucoup plus réticente. Je suis finalement parti. Tous les mois j'envoyais un mandat à mon père. Une manière de le remercier pour la bonne éducation qu'il m'a donnée », témoigne-t-il. A 20 ans, il est incorporé au service militaire. « J'y ai appris un autre métier. L'élevage de chevaux. J'ai eu le grade de caporal et on a voulu me retenir, en me menaçant de prison. J'ai fait une année supplémentaire. C'était en 1945. Après, je me suis installé à Buenos Aires où j'ai exercé mon métier de ‘'matriceur''. J'ai commencé à militer dans le syndicat. Après 7 mois de travail, ils m'ont licencié à cause de mon activité syndicale. Il m'a été difficile après de trouver un autre emploi. J'ai aussi milité chez les metallos. C'est là que j'ai pris contact avec des militants du FLN en vue de faire connaître leur cause en Amérique latine. J'ai connu M. Oulhaci, un homme formidable. Je l'ai perdu de vue depuis. On organisait des rassemblements dans des places publiques à Buenos Aires pour vulgariser la lutte du peuple algérien. Les Algériens avaient décidé d'installer une usine de fabrication d'armement au Maroc. Ils m'ont proposé de venir. On était un groupe de militants révolutionnaires. J'en étais le responsable. Au mois de novembre 1959, j'atterris au Maroc, pas loin de Rabat à Souk El Arba. C'est là que je fis la connaissance de responsables comme Mohamed Boudaoud, dit Boubekeur, dit Mansour, Azzouz et bien d'autres. » Révolte révolutionnaire Pour montrer la grandeur de la Révolution et sans être plus royaliste que le roi, je mets en exergue l'organisation méticuleuse mise en place par le FLN. « J'ai dû faire mon visa pour le Maroc en Belgique. Les Hollandais ayant refusé. Les Algériens m'avaient informé de certaines subtilités en arrivant à l'aéroport. Je devais demander après des gens dès mon arrivée à Casa. Je ne parlais pas le français. J'ai demandé à la police. L'un des policiers m'ordonna de le suivre. J'ai appris par la suite que c'était le commissaire qui m'a accompagné dans une voiture de service officielle. C'était la meilleure manière de passer inaperçu. Vous en convenez... » Roberto restera-t-il Roberto ? Non, car ce prénom attirait l'attention et puis, dans la clandestinité, on utilisait des pseudonymes. « La direction m'a donné le prénom de Mahmoud, un collègue mort accidentellement. Un autre Argentin, grand et mince, s'était vu appelé Aïssa, en référence à… Jésus ! Dans la ferme, on a copié une mitraillette, on l'a démontée et fabriqué toutes les pièces. On a fabriqué 10 000 mitraillettes et 10 chargeurs pour chacune d'elles. Puis on a mis au point deux séries de mortiers. Une soixantaine de 50 mm, très légers, faciles à emporter par les djounoud, d'autres aussi de 60 mm. Nous avons eu des déboires avec la police marocaine parce qu'on n'avait pas de papiers. On a été arrêtés pendant une semaine, mais ceux qui nous avaient interpellés sont venus s'excuser après avoir su notre véritable mission. » Avec ses collègues, Mahmoud met en évidence les excellentes relations fraternelles. « Quand je suis arrivé de nuit à Rabat, j'ai été amené directement au réfectoire. Là, tous ceux qui y étaient s'étaient levés pour me recevoir avec des applaudissements. J'en étais ému aux larmes. Ce sont des souvenirs qui restent gravés à jamais dans la mémoire. » Après le recouvrement de l'indépendance de l'Algérie, Mahmoud a été prié de rentrer d'abord en Argentine, pour voir son épouse et sa famille. Il refusera en arguant qu'il doit rentrer en Algérie pour y fêter l'indépendance. « Ce sont des moments exceptionnels qu'il ne fallait rater sous aucun prétexte… » Après l'indépendance, Mahmoud fait le choix de s'installer définitivement en Algérie où il obtient la nationalité algérienne. Il exerce à Sonelgaz jusqu'en 1980 où il obtient sa retraite. « J'ai eu des réductions, surtout en ma qualité de moudjahid. Pourtant, je ne suis pas invalide. C'est un cadeau que l'Algérie m'a fait et je lui serai toujours reconnaissant », avoue-t-il en faisant un clin d'œil à son épouse, militante elle aussi et qui l'a rejoint en 1962. De leur union est né en 1964 Mahmoud-Luis, aujourd'hui ingénieur d'Etat en hydraulique. « Il s'est intégré normalement à la société algérienne. Il a fait l'école Chazot dans le quartier, puis le lycée El Idrissi avant de terminer ses études à l'université de Bab Ezzouar. Il a été en Argentine où il a vécu pendant 3 ans. Mais il a fini par revenir en Algérie où il exerce depuis dans le commerce. Ma femme, Argentine elle aussi, n'a pas eu de mal à se mettre au diapason de la société algérienne. Au marché, lorsqu'elle est appelée à y faire des courses, on la taquine gentiment en l'appelant … Maradona ! C'est dire qu'elle a été vite adoptée ! Et puis son choix est fait : elle préfère l'Algérie à l'Argentine. » Son regard sur son pays d'adoption est sans équivoque. L'Algérie a changé « L'Algérie de 2007 a beaucoup changé. Je pense qu'il y a beaucoup de problèmes avec la jeunesse. C'est un phénomène qui touche tous les pays du monde, lié directement au développement. Sachez que le pays qui veut s'émanciper est vite remis à l'ordre, s'il n'est pas carrément ciblé par le nouvel ordre mondial. Sachez que je ne suis pas d'accord avec la privatisation. Toute l'expérience de l'histoire a montré qu'une société basée sur ce système est vouée à la misère. L'intérêt étroit prime sur l'intérêt général. La lutte est encore plus acharnée que par le passé. Les richesses sont entre les mains de lobbies minoritaires mais puissants. Nous sommes face à un monde qui est en train de nous écraser. Pour moi, la mondialisation ne signifie ni plus ni moins que la soumission aux puissants. Avant, il y avait les blocs. Cela assurait un certain équilibre. Ce n'est plus le cas et l'hégémonisme américain est de plus en plus outrancier », glisse-t-il dans un sourire inquiet. Les cris de colère semblent condamnés à être inaudibles dans le brouhaha ambiant. Fidèle en amitié, à 84 ans, Mahmoud n'a rien cédé de son amour pour ses idéaux. Il n'a pas changé et il tient à le faire savoir. Il n'a pas perdu de vue ses anciens camarades de lutte comme Hafid qu'il taquine amicalement lors des rencontres : « Je ne te connais pas et tu devrais me donner la main droite comme souvenir de la Révolution. » En précisant que cette main-là ne possède qu'un seul doigt, Hafid avait perdu les quatre autres dans un accident pendant la guerre. A ses moments perdus, il rédige des poèmes et il demeure plus que jamais convaincu que la création artistique permet d'apaiser les douleurs, de réparer les affronts. Mahmoud est assez digne pour détester le misérabilisme, car « c'est une logique qui enferme au lieu d'ouvrir ». Sans voisiner avec l'utopie, Mahmoud croit au bonheur annoncé de l'homme dans la liberté et l'égalité. Même combat, même idéal, mêmes idées. L'homme n'a pas changé et en plus, il n'a pas de regrets : « Si c'était à refaire, je le referai sans hésiter… » On vous le disait, le révolutionnaire plus que révolté ne transige pas sur les principes et est resté égal à lui-même… PARCOURS Il est né le 17 juillet 1923 à General Villegas près de Buenos Aires, dans une famille modeste d'agriculteurs où la lutte pour la dignité n'était pas un vain mot. Imprégné des valeurs humanistes et internationalistes, Muniz, après avoir intégré l'école des arts et métiers où il reçoit une formation d'ajusteur, sera vite injecté dans le monde du travail. Là, il va côtoyer la dure réalité des travailleurs et leur lutte pour acquérir leurs droits pleins et entiers. Muniz n'a d'autre solution que de rejoindre le syndicat où il s'affirme comme une voix qui porte. Il fera la propagande pour faire connaître les causes des humiliés et des opprimés. La cause du FLN est l'une de ses priorités et il luttera pour la faire connaître, notamment à Buenos Aires. En 1959, il est appelé à participer à la fabrication de l'armement pour le compte de l'Algérie combattante. Au MALG, il se sent dans sa peau et il mettra ses connaissances au service de la Révolution. Après l'indépendance, il obtiendra la nationalité algérienne. Il exerce à Sonelgaz jusqu'en 1980. Aujourd'hui à la retraite, il coule des jours paisibles à Alger.