Photo : Riad De notre envoyé spécial à Tinfouf Samir Azzoug «On est pratiquement le seul peuple à pouvoir vivre dans ces conditions», déclare d'une voix mêlée de fierté et de tristesse, la mère de Neguya bent Salah. Drapée dans sa «melhfa» aux couleurs chatoyantes, accroupie sur un tapis rouge, derrière un récipient de braises et un plateau à thé, la quinquagénaire prépare, avec des gestes lents et précis, le breuvage presque sacré des habitants du Sud. «T'you [vous prenez du thé] ?» répète plus d'une dizaine de fois par jour, la chef de famille. Dans la société sahraouie, la femme occupe un rang social très important. Par la force des choses, à l'image des Touareg, le modèle familial est matriarcal. «L'homme est soit mobilisé dans les rangs de l'armée de libération, soit en déplacement pour le travail ou bien à l'étranger», explique Neguya. Visage souriant, traits nobles, regard abyssal, la jeune mère de famille de vingt-huit ans est d'une beauté ensorceleuse. De cette vénusté qui naît de la résistance et de l'orgueil. Yeux en forme d'amande, nez de félin et lèvres fines, le tout entouré d'une peau douce et soyeuse -grâce au contact du sable- déclinant toutes les teintes du chocolat, la femme sahraouie est une autre splendeur issue du désert. Quand la beauté naît de la rudesse, elle ne peut que subjuguer. Qu'y a-t-il de plus féérique que la vue d'une gazelle dans son milieu naturel ? Des vents violents se forme la rose des sables. Un peuple souffre en silence Parfois, les apparences sont trompeuses. Souvent de la misère naquit le sublime. Quand la cruauté des hommes s'allie à la dureté de la nature pour martyriser un peuple, les voies de la souffrance ouvrent grands leurs passages. Rares sont les occasions de voir à l'œil nu toutes les composantes de la pauvreté, de la précarité et de l'indigence. Il est encore plus exceptionnel de pouvoir vivre avec tous ses sens cette souffrance quotidienne qui touche toute une communauté. Au XXIe siècle, à l'ère de la mondialisation et de l'information instantanée, un peuple souffre les affres du temps et des gens. Colonisé, réprimé, dispersé puis exilé, le peuple sahraoui se retrouve éparpillé dans des camps de réfugiés. A El Ayoune, Smara et Dekhla, trois camps implantés sur le territoire algérien, dans la wilaya de Tindouf, le tableau est le même. Existe-t-il de par le monde un lieu plus misérable qu'un camp de réfugiés ? Dans ces espaces, la précarité s'érige en règle. Quand on sait que l'on n'est pas chez soi, sans savoir à quel moment on y reviendra. Quand on attend avec conviction un avenir qui tarde à se montrer. Quand on espère quelque chose qui ne dépend pas seulement de soi. On mène sa vie au gré du temps et des circonstances. La patience se transforme en souffrance et l'existence en subsistance. Chassée d'El Ayoune, la capitale du Sahara occidental, occupée par l'armée marocaine dans les années 1970, la famille de Neguya, après avoir passé quelques années dans le camps de réfugiés de Rabouni (aujourd'hui siège de la présidence sahraouie) à quelques dizaines de kilomètres de Tindouf (Sud-Ouest algérien), s'est établie à Dekhla (200 km environ de Tindouf). Quant le confort devient utopie L'accès au camp se fait par une piste à peine visible. La route accidentée et rocailleuse sur plus de 40 km n'est pas conseillée aux novices du volant. Il faut être un conducteur averti, habitué des espaces désertiques et vif pour ne pas se retrouver les quatre roues en l'air. Le sens de l'observation et de l'orientation sont également de rigueur. Ce n'est qu'au bout de 4h de trajet (nous formions un long convoi) que l'on arrive enfin à destination. Sur place, malgré la poussière et le vent de sable, les yeux se reposent. Les couleurs ne s'enchevêtrent pas et les formes sont unies. Deux teintes : le beige du sable et de la pierre et le bleu du ciel. Deux formes : le cubique des habitations monoblocs et le pyramidal des tentes. «Dakhla est une grande wilaya divisée en 6 daïras. Chaque daïra est divisée en 4 quartiers», nous informe Ahmed, frère aîné de Neguya, employé dans l'administration de la daïra. Ce semblant d'organisation n'est pas du tout évident pour un étranger. En l'absence de repères, il est impossible de se situer ou de retrouver ses marques. «Pour ne pas vous égarer, il faut retenir le nom du quartier et celui de la femme chez qui vous êtes hébergé», nous rappelle un jeune réfugié. A celui dont le sens de l'orientation fait défaut, il est conseillé de le compenser par celui de l'observation. D'autres repères sont alors pris en considération. Couleur de tente un peu différente, trou béant dans le sol, camion ou véhicule en panne… sont autant de repères salvateurs pour celui qui s'égare. Mais, la nuit, tous les repères disparaissent. Il est absolument sidérant de voir un lieu, à ciel ouvert, complètement assombri par la nuit. En l'absence totale de lumière artificielle, même l'éclat des étoiles, qu'on a l'impression de toucher du doigt, n'arrive pas à éclairer l'espace. Que les pupilles se dilatent à volonté, on ne distinguera pas le bout de son pied. Il reste que cette obscurité cache, en l'espace de quelques heures quotidiennes, la misère que la lumière étale en plein jour. «En hiver, le froid et le vent de sable compliquent nos tâches quotidiennes. En été, on dort à même le sol et à l'extérieur des tentes. Le 8e mois de l'année [août], la température dépasse les 50°», raconte Neguya. Posséder un chauffage ou un climatiseur en ces lieux est une utopie. La raison en est simple : il n'y a ni raccordement au réseau électrique ni au gaz naturel et l'eau est rationnée. Dans les camps de réfugiés, ces commodités ne sont même pas des sujets de discussion. On est loin de réclamer ce genre de confort. Les tâches quotidiennes qui incombent généralement à la gent féminine se résument au ramassage d'un tas de bois, à recharger une batterie automobile grâce au soleil pour allumer une ampoule et se rendre au forage chercher son quota d'eau. «Les gens aisés, dans le camp, peuvent se permettre d'acheter une batterie de camion. Ou grâce aux dons humanitaires, se procurer un panneau solaire (qui coûte, selon les dimensions, plus de 100 000 DA) pour s'alimenter en électricité», explique Kahloucha (la noiraude), sœur cadette de Neguya, en ouvrant ce qui paraît être un luxe dans cette région : un vieux réfrigérateur bricolé et adapté pour fonctionner au gaz butane. Les Sahraouis vivant dans les camps de réfugiés accueillent leurs invités avec beaucoup d'égards. Dans les familles chargées de l'«istikbal» (accueil), tous les membres de la cellule familiale, grands et petits, hommes et femmes se mettent à la disposition des invités. Réfugiés mais généreux Comble de la générosité, la famille cède sa demeure aux convives et s'installe sous une tente à la merci de dures conditions climatiques. Pendant notre séjour, un vent de sable, accompagné de pluie orageuse et de grêle, ajoute à la précarité de la vie une image de désolation et de peine. Le maigre mobilier, la tapisserie et la literie qui ornent les habitations ont été complètement trempés. Le lendemain, le petit Abdeldjalil, fils de Neguya âgé de trois ans se réveille avec les bronches encombrées. Une nuit froide et humide a fini par le rendre malade. En guise de remède, sa maman lui administre un breuvage à base d'huile d'olive et de miel. «Les médicaments sont chers et le dispensaire est à plus de trois kilomètres d'ici. Abdeldjalil a passé la nuit à pleurer et à délirer à cause de la fièvre», se lamente la jeune mère. La situation est délicate d'autant que son mari est mobilisé dans l'armée de libération sahraouie et absent du foyer depuis plusieurs mois. Les causes de la dispersion Le peuple du Sahara occidental vit dispersé. De tous âges, toutes conditions sociales confondues et pour diverses raisons, les familles se retrouvent amputées d'un ou de plusieurs de leurs membres. Il y a d'abord la séparation initiale. «Après avoir été chassée de nos terres, ma famille s'est fractionnée. Une partie de mes oncles et tantes se sont réfugiés en Algérie et en Mauritanie. Certains d'entre eux ont été ‘piégés' dans les territoires occupés par le Maroc, mais en revanche d'autres se sont installés en Espagne ou dans les pays d'Amérique latine», déplore Mohamed, jeune Sahraoui, étudiant en deuxième année de journalisme, installé à Cuba depuis trois ans. Le deuxième facteur favorisant la séparation est le cursus scolaire. «Nous suivons le même programme scolaire que les Algériens. Les cours sont identiques, sauf qu'à la place du français notre deuxième langue est l'espagnol. Jusqu'à la dernière année du cycle moyen, on étudie dans le camp. A partir de la première année secondaire, nous sommes orientés soit dans des lycées algériens ou libyens», explique Aminatou, élève de classe terminale à M'Sila. «L'adaptation est difficile. Surtout en Algérie où les élèves et étudiants sahraouis sont nuls en langue française», poursuit-elle. D'autres enfants sont pris en charge dès l'enfance par des organisations internationales et accueillis par des familles en Espagne ou dans des pays d'Amérique latine sensibles à la cause sahraouie. La quête du travail est un autre élément qui pousse les jeunes à quitter momentanément les camps de réfugiés. «J'ai abandonné mes études cette année. Je réside toujours en Espagne où je travaille comme apprenti maçon. Je tiens ce métier de mon père. Ici, dans le camp, il n'y a pas de travail, alors je préfère rester en Andalousie. La vie y est plus agréable et la rémunération intéressante», raconte Mohamed Lamine qui vit en Espagne depuis l'âge de douze ans ; il en a vingt aujourd'hui. Il faut dire qu'à l'intérieur des camps, en dehors de quelques cheptels réduits de caprins, composés principalement de chèvres chétives, de petites parcelles de terrains cultivées çà et là, et des «mersas», des bazars où se vendent aussi bien des objets souvenirs, des vêtements ou des aliments, l'activité économique est très limitée. Le dernier facteur impliqué dans la dislocation familiale, est le plus noble de tous. Les jeunes et moins jeunes, hommes et femmes sont mobilisés dans l'Armée de libération du Sahara occidental. L'autodétermination, une simple question de temps La mobilisation est générale tout comme l'esprit de résistance et d'abnégation. Car le combat continue. D'une manière ou d'une autre. «Par les voies diplomatiques, pacifiquement ou par les armes s'il le faut, l'autodétermination de notre peuple n'est qu'une question de temps», assure Ahmed. Cette détermination, cette fidélité à la cause et cette loyauté envers la mère patrie est ancrée dans la conscience collective. A tout âge et de toute condition sociale, la mobilisation est générale. Le moudjahid est glorifié et le martyr adulé. Sahara libre et souverain est un leitmotiv qui revient sur toutes les langues et reste ancré dans le cœur de tous les Sahraouis. Même ceux qui ont émigré, pour une raison ou pour une autre, se préparent pour porter haut les couleurs de leur pays. «Les jeunes Sahraouis vivant à l'étranger ne sont pas sacrifiés. Ils y sont pour acquérir du savoir et de l'expérience, car notre pays, une fois indépendant, aura besoin de leur intelligence», explique Ahmed. «Je sens un poids sur mes épaules. Je sais que je n'ai pas le droit de faillir car mon pays a besoin de moi. Même si je passe vingt ans à Cuba, je ne pense qu'à rentrer dans mon pays libre et rassembler ma famille», espère Mohamed. Au mois de février dernier, quelques jours avant la célébration du 33e anniversaire de la proclamation du Front Polisario, l'émissaire onusien Christopher Ross a effectué une visite de travail dans les camps de réfugiés, puis rencontré le président sahraoui, Mohamed Abdelaziz, dans pour tenter de donner un nouveau souffle aux négociations. L'envoyé spécial du secrétaire général de l'ONU, arrivé avec une nouvelle feuille de route allant dans le sens du respect des résolutions de l'ONU (le peuple sahraoui n'attend guère plus), a soufflé un petit vent d'espoir parmi les réfugiés. Petit, car «les promesses sont nombreuses, les résolutions abondantes et les réalisations rares. La partie marocaine campe sur ses positions. On ne peut pas avancer dans les discussions si une partie prenante du conflit fait la sourde oreille», déplore un réfugié. «Le Maroc n'a pas de volonté politique pour régler le conflit. Le Sahara occidental a une volonté pacifique. Nous sommes prêts à nous engager dans toute proposition de règlement allant dans ce sens. Mais si le Maroc continue sur ce mode opératoire, l'opinion publique internationale connaîtra une autre facette du mouvement de libération. Nous sommes prêts à défendre nos droits à n'importe quel prix», déclarait dernièrement M. Mohamed Yeslam Baysset, ministre sahraoui délégué aux affaires africaines. Pendant que les intermédiations se font et que les négociations durent en longueur, le peuple sahraoui continue de résister dignement aux aléas climatiques et aux conditions de vie imposées par le royaume du Maroc. Jamais, on n'entendra ces gens se lamenter. Jamais, on ne les entendra se plaindre. Ils continuent de combattre à leur manière. Sans grand tapage médiatique. N'est-il pas plus urgent pour les adeptes de la lutte contre la souffrance, ceux-là qui crient au scandale dès qu'une baleine est harponnée ou qu'un bébé phoque est chassé, de se mobiliser pour un peuple exilé ! Le travail de quelques ONG et le soutien inconditionnel de plusieurs pays amis sont fort louables, mais la cause des Sahraouis est noble et juste, elle nécessite un écho planétaire et un soutien universel.