Ce titre de la fameuse pièce de Kateb Yacine correspond hélas bien à feu Maurice Béjart, figure de proue de la danse contemporaine. A peine décédé, jeudi dernier à Lausanne, ne voilà-t-il pas que son appartenance déchaîne les passions. Ainsi, le chef administratif du canton de Vaud, un certain Grandjean (comme devant) s'est-il empressé d'informer que l'artiste était « juridiquement suisse ». Et de nous expliquer que, du fait que l'autorisation fédérale « était tombée », cet état était acquis, même si Béjart, agonisant, n'avait pu prêter serment, la « dernière formalité », pour reprendre cette expression plutôt bien choisie dans les circonstances ! CQFD pour placer le personnage aux côtés des autres merveilles helvétiques : Guillaume Tell, l'horlogerie, etc. Pourquoi ces déclarations rappellent-elles étrangement l'histoire de Charlie Chaplin ? Enterré en 1977 en Suisse, où il avait vécu ses dernières années, sa tombe fut violée et sa dépouille volée avant d'être retrouvée quelques semaines après. Les déclarations suisses sur Béjart ont fait réagir le consulat français à Genève qui a répliqué par un magistral « cela ne lui enlève pas la nationalité française ». Na ! Tout à fait dans l'esprit des autres déclarations françaises, attristées par le fait que l'illustre compatriote ait passé l'essentiel de sa vie à l'étranger. A Bruxelles, voilà en outre qu'apparaît une authentique lettre de demande de naturalisation belge, écrite par Béjart qui, durant 30 ans, avait choisi « le plat pays » comme piste de danse. A Dakar, des artistes ont salué la mémoire de Béjart l'Africain, s'appuyant sur ses ascendances sénégalaises (une arrière grand-mère) mais relevant aussi son intérêt pour les danses du continent et son initiative de créer une école des arts de la scène dans cette ville. Les Musulmans ont gardé une certaine retenue, se privant d'évoquer que Béjart avait déclaré embrasser l'Islam en 1973 tout en réfutant le terme de conversion. Il est vrai qu'en demandant à être incinéré, il ne pouvait les aider à s'en réclamer. Nourri de toutes les civilisations et cultures du monde, de Faust aux Mille et Une Nuits, de Fellini à Zarathoustra, des mythes grecs aux derviches tourneurs, de la route de la Soie aux pyramides d'Egypte, Béjart s'est inscrit dans une universalité qu'il est pathétique de voir disputée pour des misérables histoires d'état-civil. On croirait lire ce fameux scoop d'El Moudjahid où le pilote de course Schumacher avait été gratifié d'une origine algérienne. Béjart est mort à 80 ans, laissant un spectacle dont il ne verra pas la première, Le tour du monde en 80 minutes. C'est qu'il allait plus vite que la musique de la terre !