Dès lors que le marché mondial du médicament, estimé par l'OMS à près de 700 milliards de dollars, est déjà en soi très juteux, son trafic maffieux représente une manne providentielle pour la criminalité organisée. Aussi, il n'y a rien d'étonnant à ce que la contrefaçon qui gangrène pratiquement tous les secteurs commerciaux et revêt une dimension planétaire ne s'étende plus récemment à celui des médicaments et autres produits pharmaceutiques, au point de représenter le dixième de ce marché, pour ne pas dire la moitié dans les pays du tiers-monde. Les produits contrefaits peuvent être tout autant des médicaments aux intrants conformes mais sous-dosés, que d'autres aux ingrédients non conformes et dépourvus de principes actifs, et se rapporter aussi bien à des molécules-mères qu'à des génériques, avec toutefois une surreprésentation de ces derniers, plus exposés au phénomène que les autres, réputés mieux contrôlés. Les médicaments les plus ciblés par les trafiquants représentent généralement ceux qui sont d'usage courant et répandu et qui constituent le plus gros de la demande, tels qu'antibiotiques, anti-tuberculeux, anti-HIV, corticoïdes, vaccins et autres contraceptifs. En outre, une mention spéciale doit être accordée aux stimulants de la fonction érectile, pour des raisons particulières, tenant à la nature de la fonction physiologique concernée et de son importance pour l'économie biologique générale. De fait, la sexualité, ingénieux artifice de l'évolution biologique pour assurer la survie des espèces et la pérennisation de la vie, s'avère être la plus importante des motivations primaires. De sorte que, pour l'homme, également soumis aux lois de la nature au même titre que tout être vivant, la mise en place de la génération suivante est plus cautionnée par l'anticipation du plaisir que par un quelconque impératif philanthropique. Ainsi, l'intérêt pour la « bagatelle » dont témoigne toute opinion publique, découle de la place privilégiée qu'occupent la préoccupation hédonique et la puissance phallique dans tout imaginaire social, ce qui explique l'engouement pour cette classe de médicaments et partant, une désignation de prédilection à la convoitise de ces trafiquants. De la même façon, le marché national demeurant très attractif du fait de l'importance de son contingent de malades chroniques couverts par l'assurance maladie et celle de la facture du médicament qui s'élève à plus d'un milliard de dollars, l'Algérie n'est pas en reste de ce fléau mondial qui touche aussi bien les pièces détachées automobiles, les produits d'hygiène et les cosmétiques, l'appareillage électronique que la propriété intellectuelle et le médicament. Pour ce dernier article, cela s'explique en partie par le déséquilibre de l'offre et de la demande avec un marché caractérisé par la relative rareté du produit du fait des tensions, des pénuries et des ruptures de stocks sporadiques, de ses coûts prohibitifs du fait de la faible parité du dinar algérien et surtout du trabendo qui sévit de façon endémique sur le territoire national. La contrefaçon : Mise au point conceptuelle Il est d'usage dans la tradition philosophique de concevoir le rapport de la vérité à la réalité, de trois façons : 1- La vérité est la réalité telle qu'elle est (conception ontologique). 2- La vérité est la réalité telle qu'elle devrait être (conception axiologique). 3- La vérité est un jugement porté sur la réalité (conception épistémologique). C'est la première éventualité qui prévaut dans le langage courant qui tient la vérité pour l'adéquation au réel, c'est-à-dire la conformité à l'existence et, à ce propos, on parle d'une vraie pièce archéologique, d'un vrai Cézanne comme on parle d'un faux témoignage ou d'un texte apocryphe. Quand un énoncé est faux, il est le contraire d'un énoncé qui est vrai. Quand il n'est ni vrai ni faux, il est non-vrai et il est alors contradictoire du vrai. Un énoncé faux est également non-vrai et donc contradictoire, et contraire. En somme, si tout ce qui est contraire est contradictoire, l'inverse n'est pas vrai et le non-vrai comprend tout ce qui est faux, et tout ce qui n'est ni vrai ni faux, le contradictoire renferme tout le contraire et tout ce qui est l'un sans être l'autre (ce qui est contradictoire sans être contraire). Le mérite revient à Aristote avec sa logique d'avoir énoncé les trois grands principes qui fondent la rationalité. Le premier est le principe d'identité qui affirme que A égal A, c'est-à-dire qu'une chose est ce qu'elle est, qu'elle reste égale à elle-même invariablement ou qu'elle demeure toujours en l'état. Le second principe qui en découle est le principe de non contradiction qui affirme que A est différent de non A, c'est-à-dire qu'une chose n'est pas ce qu'elle n'est pas, autrement dit qu'elle ne peut pas être autre chose qu'elle-même. Le troisième principe qui en découle également est celui du tiers-exclu qui affirme que A égal B ou A différent de B, ou de façon plus explicite, si une chose n'est pas égale à une autre, elle ne peut être que différente (ou contraire), sans qu'il y ait une autre possibilité logique médiane à cette alternative, ou, de façon plus prosaïque, qu'il ne pourrait y avoir de troisième solution de compromis. En épistémologie, il existe des limites de validité à l'application du principe du tiers-exclu, chaque fois qu'il y a un non-sens par une absurdité ou une indétermination constituant une contrainte logique. Ainsi, un énoncé absurde est-il un énoncé dépourvu de sens : 1- du fait d'une incohérence logique intrinsèque : « la stérilité est une maladie héréditaire » ; 2- du fait d'une entorse à la syntaxe grammaticale : « Demain j'étais mort » ; 3- ou du fait de l'absence de référent (bien que pourvu de signification et conforme à la syntaxe grammaticale) comme dans l'exemple célèbre de Bertrand Russel : « Le roi de France est chauve. » Pour être vrai, un énoncé ou jugement doit pouvoir être prouvé par une démonstration ou confirmé par une preuve, à défaut, il s'agit d'un « indémontable » qui ne peut être ni vrai ni faux, tel que les convictions, les croyances et les valeurs d'ordre métaphysique, éthique, esthétique ou idéologique, ou certaines hypothèses mathématiques qui ne peuvent être démontrées. De la même façon, un « indécidable » est un énoncé de type déclaratif qui se situe en marge du couple opposé vrai/faux, car il est en lui-même contradictoire, du fait de l'amalgame entre les deux niveaux de l'« énoncé » et de l'« énonciation », comme dans le célèbre exemple « je mens », où il y a contradiction entre l'expression de l'énoncé (le contenu) et l'acte d'énonciation en cours. Dans le domaine du commerce et de l'industrie, avec le phénomène de la contrefaçon de certains produits manufacturés (et même d'autres, pour ne pas dire tous les produits), s'est posé le problème de la certification de l'authentification du produit qui tient lieu de vérité. Si le vrai se rapporte à la vérité dans les domaines de la connaissance, qu'elle soit philosophique ou scientifique, il n'en va pas de même dans les domaines de la commercialisation de certains produits industriels, manufacturés et autres, ainsi que des objets d'art ou productions esthétiques. Le vrai se transforme alors en véritable et renvoie à l'authenticité du produit. Le caractère vrai et authentique d'un produit peut être validé et garanti par la certification d'un expert, sur la base de l'administration de preuves. En épistémologie, on reconnaît habituellement trois ordres de preuves : 1- La preuve par le raisonnement comme dans la démonstration mathématique. 2- La preuve par le verdict du réel et ses enseignements comme dans l'expérimentation scientifique. 3- La preuve par la production de documents comme dans les sciences normatives, historiques, humaines et sociales. Dans le domaine qui nous préoccupe, c'est bien les deuxième et troisième modalités de preuve qui permettront d'étayer et d'authentifier la nature véritable du produit. C'est par l'usage qui a prévalu que le langage administratif s'est enrichi de plusieurs termes résultant de différentes combinaisons possibles des deux substantifs (ou adjectifs) vrai et faux, en l'occurrence le vrai-vrai, le faux-vrai, le vrai-faux, et le faux-faux. Si les deux termes extrêmes sont des mots composés, doublés ou répétitifs, qui évoquent la redondance et confinent au pléonasme, les deux médians sont des oxymores. Cette désignation générique « oxymore » dérivant étymologiquement du grec « oxumôron » de « oxus » (pointu, piquant) et « môros » (émoussé), se rapporte à des figures de style, quelque peu rhétorique, consistant en alliances de mots rassemblant deux termes apparemment contradictoires, qui sont ainsi rapprochés, tels que « clair-obscur », « aigre-doux », « un silence éloquent » et bien-entendu « vrai-faux » et « faux-vrai », sans oublier « pointe mousse ». 1- Le vrai-vrai est le produit ou l'article d'origine importé ou fabriqué localement sous licence et dont la valeur marchande est par conséquent réelle, c'est-à-dire intacte et préservée, et dont la transaction est conforme à la légalité et à l'éthique commerciale ou marchande. 2- Le faux-faux est le produit ou l'article contrefait en une pâle copie, autrement dit une imitation de piètre valeur marchande, avec des matières premières inauthentiques et impropres. Il y a alors tromperie sur la marchandise et la transaction relève de l'escroquerie. 3- Le faux-vrai est le produit ou l'article fabriqué localement avec des matières premières (intrants ou composants de base) authentiques, c'est-à-dire véritables et conformes, mais dont le modèle est contrefait et le label usurpé. La valeur marchande est bien moindre que celle du vrai-vrai. La transaction reste tout autant frauduleuse, même si le dommage est moindre qu'avec le faux-faux. 4- Le vrai-faux est une bonne copie (ou imitation) par un maître-faussaire (ou maître-copieur) habile, dont la valeur marchande peut être de qualité et donner le change et en imposer pour le vrai avec des matériaux de base de qualité, et seul le label est usurpé. En somme, le vrai-faux à l'air du vrai mais il est en fait faux, le faux-vrai est du faux fait avec du vrai, le faux-faux c'est du faux fait avec du faux (le faux intégral ou du toc), et enfin le vrai-vrai, c'est du vrai fait avec du vrai (ou le vrai intégral). Car en fait, l'authenticité d'un produit ou d'un article et donc la caution de sa signification d'usage et de sa valeur marchande se fonde sur des critères de conformité qui découlent directement des quatre catégories de la causalité, tels qu'établis par Aristote : 1- La cause matérielle est le matériau de base qui a servi à la réalisation du produit fini, en l'occurrence dans le cas qui nous préoccupe, les intrants chimiques. 2- La cause formelle est la modalité de réalisation du modèle qui lui confère son style et son apparence, c'est-à-dire pour les médicaments, le formalisme technologique. 3- La cause efficiente se rapporte à l'agent opérant ou le maître d'œuvre, dont attestent la marque déposée, le nom de fabrique ou la griffe du créateur, en ce qui nous concerne, le label du laboratoire à travers son logo. 4- La cause finale est le coefficient d'ustensilité du produit ou de l'article, autrement dit la connotation sociale utilitaire à laquelle il est destiné, et dont attestent les contrôles de vérification technique, pour l'essentiel les procédures d'expertises de laboratoire et les essais cliniques, dans l'industrie pharmaceutique. Les quatre critères garantissent la fiabilité du savoir-faire et du process industriel, et cautionnent ainsi la qualité du produit et sa valeur d'échange. Pour l'OMS, un produit contrefait est celui dont l'affichage de la source de provenance ou de l'identité est falsifié de manière intentionnelle et dans un but frauduleux. En pharmacie, la caution du laboratoire est une garantie, que ce soit pour la molécule-mère ou le générique, en ce qui concerne l'authenticité des intrants chimiques et le savoir-faire, et par conséquent la qualité du produit fini. Dans ce contexte, le vrai-vrai est bon et efficace et ne présente aucun danger pour la santé, le faux-faux est mauvais et présente un réel danger, car non seulement inefficace, mais, également dangereux. Quant au faux-vrai, il s'apparente au faux-faux, car il manque souvent la garantie du savoir-faire, alors que le vrai-faux, quand il est illégal, il rejoint le faux-vrai, et quand il est légal, c'est tout simplement un générique. Selon le Dalloz français, la contrefaçon, en tant que notion juridique, relève du droit commercial et du droit pénal. Elle constitue à l'origine une atteinte au droit de propriété intellectuelle, causant ainsi préjudice à l'auteur, titulaire de ce droit, ou bien à son substitut, ayant droit ou propriétaire de la licence d'exploitation. Elle représente un délit relevant du tribunal correctionnel, de même qu'une infraction engageant la responsabilité civile et exposant à une procédure de réparation du dommage. Selon le droit pénal algérien (articles 205 à 213), « la contrefaçon est le fait pour une personne d'imiter frauduleusement une œuvre appartenant à autrui ou à celui qui a sur elle un droit exclusif (dessins et modèles, brevets d'inventions) ou la reproduction ou fabrication frauduleuses d'un sceau de l'Etat, de poinçons, timbres, cachets ou marques de l'Etat. Cet acte constitue une infraction passible de la peine d'emprisonnement qui varie entre un mois à la réclusion perpétuelle, selon la gravité des faits ». Dans un registre voisin, le droit pénal algérien, en ses articles 431 à 435, dispose sur la falsification de documents relatifs à des substances alimentaires et médicamenteuses. La falsification qui se démarque du faux en écriture publique ou privée (articles 214 à 229 du code pénal) est définie par le législateur algérien comme l'« altération ou la modification volontaire d'un document en vue de tromper autrui ». Ce qui n'est déjà plus la même chose et déborde le cadre strict de notre propos. (A suivre) L'auteur est Professeur de psychiatrie et psychologie médicale à la Faculté de médecine d'Alger, chef de service à l'hôpital psychiatrique universitaire Drid Hocine- Kouba – Alger et Président de la Société médico-psychologique