« J'aime ton cœur qui nous a donné sa chaleur. Mais je n'aime pas ton cœur qui t'a ôté la vie. » Une de ses élèves Il est mort en service commandé, les armes à la main, en tirant la dernière salve dans la salle de classe devant ses élèves. Quelle belle fin ! Une fin comme il l'aurait sans doute souhaitée. C'est un homme droit qui s'est éteint, la semaine écoulée à Alger. Non seulement par la silhouette haute et rectiligne mais par la force et la rigueur de ses convictions. Silhouette filiforme et visage anguleux, il est identifiable entre mille. Impossible de ne pas reconnaître ce grand gaillard, le sac en bandoulière, l'air interrogateur d'éternel étudiant. Il hantait les rédactions et s'y sentait à l'aise, même si son acharnement à faire passer ses messages poussait parfois à l'agacement de confrères gênés mais indulgents. Il était ainsi et personne ne pouvait le changer. Il portait depuis des années la bonne parole syndicale, des messages humanistes d'une autre époque, perdus dans le magma d'une mercantilisation sans pitié pour les faibles, pour les plus vulnérables. N'empêche, dans ce combat inégal, il n'a jamais failli et il incarnait l'image de cette Algérie travaillée par le chômage et la malvie, mais aussi par les atteintes aux libertés publiques. Un homme intègre, droit, attachant, attentif aux autres, indigné et révolté, les commentaires ne s'arrêtent plus. « C'est un type bien, profondément humain. Je ne connais personne qui vous dira le contraire », confie l'un de ses proches. Courageux, obstiné jusqu'à l'entêtement, son itinéraire est parsemé de luttes acharnées avec au bout, hélas, un rêve inabouti. N'est-ce pas lui qui avait décrété au début de sa militance que la résignation est pire que l'asservissement. Rassembleur, il lui arrivait de piétiner certaines de ses convictions pour concilier des points de vue opposés. C'est peut-être pour cela que même dans sa mort, il a réussi à réunir. Ils étaient là. Ceux qui l'aimaient et ceux qui ne l'aimaient pas. Ceux qui étaient de son bord et ceux qui ne l'étaient pas. L'oraison funèbre a été prononcée par deux personnes aux idées diamétralement opposées. Salhi Chawki, le trotskiste, président du PST et Moghni Abdelkader, l'islamiste, ancien dirigeant du FIS et collègue du défunt — qui ont tous deux loué les mérites du disparu. « Son combat parle pour lui », glisse un de ses collègues qui renchérit : « C'est lui qui ne cessait de répéter : “Comment continuer à vivre dans un monde inéquitable ayant perdu toutes ses utopies”. » Il serait bien anarchiste mais, comme disait Ferré : « L'anarchie c'est l'ordre, moins le pouvoir. » Un seul être vous manque et... Redouane a mis toute son énergie à dénoncer l'idéologie affairiste qui met les gens sur la paille et les plonge dans le désarroi. Convaincu que la mission d'un intellectuel est de réveiller les consciences, il prenait la parole chaque fois que la situation l'exigeait, défendant sa corporation et bien au-delà, tous les laissés-pour-compte, tous les opprimés. Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. Les amis de Redouane vont devoir méditer cet adage, tant l'homme qui est mort se dépensait pour les autres et aimait tant la vie qu'il voulait vivre dans la dignité, en luttant de toutes ses forces pour qu'il en soit ainsi. « Redouane, enfant du quartier, en contrebas de Notre-Dame, a mené un combat exceptionnel. C'était un rebelle, un meneur d'hommes, un altruiste, témoigne Aït Meziani Farid, prof de français à Notre-Dame et vieux compagnon du disparu. Leurs chemins se sont croisés. Ils ont pratiquement grandi ensemble et traversé les mêmes sentiers battus. Farid a même dû faire sa « littérature critique », à l'Université de Bouzaréah sous la direction de son vieil ami. « C'est là que les luttes l'ont mis dans l'œil du cyclone, puisque il a été muté à Oran où il n'a pas été pour autant réduit au silence, loin de là. » Un militant sincère De retour à Alger, il a poursuivi le combat, vaille que vaille, sans répit avec la même ardeur et le même engagement. Ses amis racontent qu'en dépit d'un emploi du temps chargé, il trouvait toujours des moments pour rendre visite à un collègue malade ou s'enquérir de la situation d'autres en difficulté, ou enfin rédiger des articles pour les journaux. Il était fait comme ça. C'est pour cela que personne ne s'est étonné lorsque, en guise d'acte solidaire de haute facture, il s'est désisté d'un logement qui lui était destiné au profit d'une collègue en difficulté, ou touché par la situation d'enseignants protestataires en sit-in devant la maison de la presse, il s'est proposé spontanément de leur offrir à manger. « C'était un battant qui ne reculait pas devant les difficultés », confie Mme Boulanouar Zohra, sa collègue de mathématiques au lycée Emir Abdelkader. Peut-être tient-il cette fougue et cette détermination de son père « Ammi Ali », un octogénaire qui avait lui aussi connu ses heures de gloire et ses luttes dans l'entreprise Bastos qui l'employait à Bab El Oued, ou à la zone autonome d'Alger. Ammi Ali, malgré son passé et son statut de militant, a connu des déboires liés à la politique. Redouane avait perdu, dans un accident de la route, son frère Djamel, médecin. Son autre frère Dahmane réside en Angleterre. Redouane vivait avec ses sœurs dans la demeure paternelle à Bab El Oued. En lançant la coordination des lycées d'Alger en 2003, le défunt avait pu intensifier la lutte sourde, la structurer, alors que la tutelle, en s'obstinant à considérer son syndicat illégal, a au contraire fini par le renforcer. De fait, Redouane a pu rassembler des gens de différents horizons, aux idées opposées mais unis autour d'un dénominateur commun : le travail dans la dignité, explique Kacimi Slimane, prof de physique au lycée Boudiaf d'El Madania. « Redouane, enchaîne-t-il, a été égal à lui-même, même dans la mort. C'était un homme d'action. Sa mort est une action, un signe d'espoir d'un homme qui croyait en la justice, en l'égalité, en un avenir meilleur pour les opprimés. Il avait réussi le pari de réunir toutes les tendances sous le même étendard, car il était sincère et les gens croyaient en lui. » « C'est sans doute pour cela qu'il était considéré comme le père spirituel du syndicalisme au sein de l'éducation, rappelle Mohamed Boukheta, prof de sciences islamiques au lycée Tarik Ibn Ziad de Baraki. Lieutenant de Redouane au CLA, le professeur ne tarit pas d'éloges sur son camarade. « On n'est pas du même bord, il a son idéologie, j'ai la mienne. On s'entendait à merveille. Le syndicat nous a soudés et si le mouvement a pu connaître un tel essor, c'est que le défunt, qui en était le catalyseur, y veillait comme la prunelle de ses yeux », note-t-il, l'émotion à fleur de peau. Le CLA, c'est lui Il donnait la priorité aux assemblées générales et était adepte d'un système horizontal pour toujours laisser la décision à la base. Il se méfiait du leadership et des éventuelles déviances. La tutelle, qui ne cessait de le harceler, le respectait car elle voyait en lui un homme qui ne transigeait pas avec les principes : « Comme il leur donnait du fil à retordre, ils ne voulaient pas de lui en réunion. » Zineb Belhamel, prof de littérature arabe à Omar Racim, qui l'a connu en 2001 au sein de l'Association des enseignants sans statuts, garde le souvenir d'un homme dévoué. Il était coordinateur de l'UGTA. Il passait son temps à régler les problèmes des gens qu'il ne connaissait même pas… « Lorsqu'il réunissait les protestataires, il louait une salle, en empruntant de l'argent chez des amis. » Tous ses amis rencontrés témoignent que Redouane a été profondément choqué par « la mutation forcée » et la fameuse loi 21 bis qui permet à la tutelle de changer les postes au gré de ses intérêts. Les syndicalistes y voient un stratagème pour écarter les éléments frondeurs. Redouane parti, le syndicat est au milieu du gué et les revendications concernant le statut particulier, les salaires et les retraites sont toujours d'actualité. La veille de sa disparition, il réunissait ses pairs du CLA pour préparer la grève de janvier. « Si on rate cette opportunité, on rate le destin des travailleurs », avait-il prévenu. Il paraissait fatigué, harassé, non pas par la lutte ininterrompue, mais par les harcèlements quotidiens dont il était l'objet de la part de l'administration où il exerçait et qui le poursuit toujours en justice, puisque Redouane traîne encore un procès. Il avait écopé de sa première condamnation le 2 avril 2003. Ses collègues relèveront-ils le défi de trouver des solutions aux problèmes qui pourrissent la vie des enseignants. Ils devront absolument le faire sans leur porte-voix qui a su se battre sans compromis ni compromission. Cette bataille, il l'a consignée dans un livre qui, hélas, n'a pas vu le jour et dont le titre est évocateur De l'estrade à la rue… De son voyage aux Etats-Unis où il était l'invité d'un syndicat cet été, devinez ce qu'il a ramené dans son vieux sac : un foulard pour sa mère et des jouets pour les enfants… Adieu Redouane, on t'aimait bien… Parcours Naissance en 1951 à Bab El Oued. Il passe son enfance et sa scolarité dans ce quartier populaire de la capitale. En 1974, il obtient sa licence de français. Une année après, il intègre l'UGTA et entame une vie syndicale qui s'avérera très riche. En 1987, il est professeur du secondaire à Oran. Il retourne à Alger en 2000. En 2003, il crée la Coordination des lycées d'Alger (CLA) alors qu'il est professeur de français du lycée Emir Abdelkader d'Alger. A ce titre, il se fera davantage connaître lors des rassemblements et des protestations. Son syndicat ne sera pas agréé. « Nous ne marchandons pas nos principes. Nous ne sommes pas achetables. Ce n'est pas un bout de papier qui nous fera avancer. L'essentiel, c'est l'action pour faire aboutir nos revendications », ne cessait-il de clamer. En 2007, et vu l'adhésion générale à ses idées, il crée le Conseil des lycées d'Algérie, privilégiant la voix de la base, donnant toujours la priorité aux assemblées générales. Décembre 2007, Redouane décède en plein cours au lycée Emir Abdelkader.