Né d'une rencontre violente et d'un désir possessif, le Jardin d'El Hamma a su déjouer les tours moribonds de l'histoire et de la nature pour s'extraire du tumulte environnant et s'épanouir à son gré. Fécondé par la Marine française, le jardin fera l'objet d'une passation des pouvoirs aux civils dont l'objectif premier consistera à élargir et imposer l'occupation franque. Ainsi délégué, le jardin sous la main de maître du directeur A. Hardy vers 1863, s'abandonnera dans une splendeur verdoyante comme une jeune fille qu'un mariage bienheureux aura rendue grassouillette de désirs et mutine à l'amour. Et tandis que le Jardin d'essais deviendra expérimental et progressivement fourni en espèces exotiques, les hommes travailleront l'histoire à coups de burin, plaçant le jardin tantôt en ligne de front, tantôt en ligne de défense. La Deuxième guerre mondiale, qui laissera des cicatrices boursouflées dans la chair et dans le ciment, n'aura fait qu'effleurer passivement un jardin déjà repu d'attentions et tourné sur lui-même comme un enfant trop gâté. Il offrira, cependant, ses entrailles et cachera un temps des militaires de la cause française lorsque Hitler s'ingéniait à tout occuper. Puis, comme un enfant illégitime né d'une passion dévorante entre le Nord et le Sud, le jardin tournera le dos à la guerre de libération, déchiré par une guerre intestine qui somme son géniteur de quitter la terre nourricière. La terre mère algérienne, celle qui donne la fièvre… celle qui donne « el hamma ». Conjugué dans deux langues et entre deux cultures, le jardin se développera loin d'un brouhaha cacophonique où les protagonistes se disputent l'ascendance. Le jardin sera ce qu'il y a de plus beau, de plus riche de cette union armée mais désarmante entre l'Algérie et la France. Et comme un enfant abandonné de son illégitime parenté, le jardin sera boudé, fermé, voire secret pendant de nombreuses années. Arrivé à maturité végétale et à l'aube d'un troisième âge fourbu mais sage, le jardin attend que les générations se réconcilient avec leur histoire, et que son héritage franco-méditerranéen puisse resplendir et faire détourner les instincts soumis à une volonté vengeresse et destructrice. L'étreinte Planté sur des sols marécageux (paraît-il), au milieu de nulle part entre la mer, le ciel et la colline, le Jardin d'Essais est là sans être là. D'abord géographiquement, ces hectares de végétations semblent vouloir s'abriter d'un sirocco humide, nichées sous l'embrasure de la colline que le Makame Ec-Chahid jalousement surveille. Et comme rassuré par cette imposante monture, le jardin s'offre à la mer, ouvert sur son bleu, en connivence avec ses mouettes et ses lames marines, quelque peu iodées. Fermé à l'est et à l'ouest à l'invasion humaine, le jardin porte des œillères qui l'auront sauvegardé des épisodes tragiques de la capitale. Seules quelques bâtisses intérieures s'ébranleront lors du séisme de mai 2003, la végétation, elle, bien trop ancrée dans les méandres terreux du Hamma, ne bougera pas. Le Jardin d'Essais bénéficie d'un microclimat, d'une micro-atmosphère et d'une micro-ambiance. A l'intérieur, entre ses ficus, ses acanthes et ses California, le jardin est hors espace-temps, hors constellation, hors histoire. Quelques empreintes laissées amoureusement par des couples de passage témoignent des faits divers, racontent des anecdotes et ajoutent aux contes. « On a tourné Tarzan ici », « Je venais en culotte courte pour voir un vautour gigantesque », « Je me suis promenée avec mon amour, mais ne le racontez pas. J'ai été mariée à un autre qui ne connaît pas mes aventures rocambolesques et romantiques ». Toutes ces histoires sont en suspension dans le Jardin d'Essais qui, plus que les raconter, les murmure à l'oreille de ses visiteurs. Quelques cœurs gravés au ficus donneront le ton mais l'essentiel se propage dans l'air, sur les feuillus, les cactées et les cailloux. En cette matinée de l'an 2008, un hélicoptère sillonne le ciel comme un incessant appel à se souvenir du contexte sécuritaire de ces derniers mois. Pourtant rien n'y fait. Le jardin, comme un bunker, détourne l'attention, cache ses invités tout en les préservant. La lumière matinale auréole les dragonniers de 1847, vaporise les talus d'un film froid où l'humidité se rebelle, forçant la rosée avachie à déposer les armes. Les rayons de soleil sont francs et malgré l'impétueuse jalousie des arbres du jardin à les conserver pour eux seuls, les petites feuillures absorbent chaque parcelle de lumière qu'une mégarde, plus qu'une clémence, de l'arboretum laisse passer. La concurrence fait rage au Jardin d'Essais, chaque espèce gratifie au mieux le ciel de son feuillage. On se fait du coude, on squatte la place du voisin pour parfaire sa verdure et embellir l'espace d'un mastodonte végétal. Les palmiers s'échinent à gratter les nuages, les ficus gonflent le torse et distancent ses racines terrestres, les dragonniers s'entremêlent dans un mélange amoureux et « charnel », tandis que les platanes, stature droite et imposante, marquent les saisons, et conduisent dans une rangée linéaire et éclairée, les invités qu'un tapis de feuilles accueille. Plus que de l'exotisme ou un dépaysement, c'est une belle leçon de vie qu'offre le Jardin d'Essais. Une leçon sur les relations intervégétales qui semblent côtoyer sensiblement les relations humaines. Un moment en conflit, un autre enlacé, les espèces distillent leur essence, désireuses de survivre à ce marécage de dédain que les hommes ont tendance, parfois, à leur témoigner.