Donner aux colonisés une identité officielle est une version de la mission et de la politique assimilatrice de l'Etat colonial. Ainsi, une loi votée le 23 mars 1882 rend obligatoire, pour l'ensemble de la population indigène, l'inscription à l'état civil des actes de mariage, de naissance, de décès et d'un nom patronymique. Or, cet état civil est national français, puisque sont transposées en colonie une technique d'identification et une conception de la famille imposées par la religion catholique sous l'ancien régime et que le pouvoir républicain n'a fait qu'officialiser. Autrement dit, les « Algériens » devront se trouver une identité officielle fixe conforme à l'histoire française, c'est-à-dire faire le choix d'un prénom et d'un patronyme dans la lignée paternelle, transmissible à la seule descendance. Derrière cet acte officiel de nomination, il y a un véritable processus d'individualisation qui introduit un nouvel ordre socioculturel dans lequel est mis en avant la « personnalité » avant la communauté. A titre d'exemple, c'est tout le système des héritages des terres qui est ébranlé, puisqu'on peut faire prévaloir sa personne avant la « maison » « Personne » sans nom La loi votée en mars 1882 visait à recenser les populations indigènes par commune ou par douar pour en dresser l'état civil sommaire sur un registre matrice : obligation de déclaration de naissance, mariage, décès et divorce (cette mention était difficilement transposable en Algérie ; la répudiation, non prévue par le législateur, étant le moyen traditionnel pour rompre une union). Jusqu'en 1930, ces mesures ne s'appliquèrent pas au territoire du Sud, sous administration militaire. Les « Algériens » furent donc personnellement tenus de choisir un nom, dans la lignée paternelle (père, oncle...), le refus d'obtempérer ou le fait de s'abstenir entraînant la « collation » de Sans nom patronymique (SNP) au prénom usuel de l'« indigène » (exemple : Amar SNP). Quelques abus de pouvoir, notamment avec l'octroi de noms de dérision, accompagnèrent la mise en place de l'état civil. « Anecdote parmi d'autres, rapporte Nicole Lapierre. On raconte, à Blida, qu'un homme disant s'appeler Bendali s'est vu refuser ce nom pour cause d'homonymie. Désemparé, il était incapable de proposer sur-le-champ une autre appellation que celle qu'il avait toujours portée. Impatient, le commissaire lui demanda ce qu'il avait mangé à midi. L'homme répondit de la dechicha (sorte de soupe) et se retrouva enregistré sous ce nom-là. » Des appellations hétérogènes La grande majorité des « Algériens » se désignait jusque-là par leur seul prénom. Prénom qui fonctionnait comme un nom individuel, non transmissible, donc différent d'un nom de famille ou d'un patronyme. Aussi tenus de se trouver un patronyme acceptable, les noms de lieu ou d'éléments naturels (el oued, el kentara...) en fixèrent le choix d'un grand nombre. Quelquefois, les commissaires de l'état civil furent consultés et puisèrent selon leur personnalité dans les noms d'animaux, de légumes, de plats cuisinés tels que Ben Chelata (fils de salade). La première conséquence de ces lois fut de franciser et de fixer par écrit des noms, des prénoms, des surnoms ou sobriquets. Beaucoup d'appellations à consonances berbère, chleuh, arabo-berbère ou arabo-ibère ont été en quelque sorte francisées par traduction, retranscription, suppression ou substitution d'un élément du surnom. A titre d'exemple, un prénom aujourd'hui comme Mohamed. Outre qu'on ne le prononce rarement tel qu'il est écrit en français (sauf aujourd'hui en immigration), on dit, en Kabylie par exemple, « Mauhainde ». Ce prénom était (et est encore) souvent le premier élément d'un nom composé du type « Mauhainde-Tahar », « Mauhainde-Saïd », « Mauhainde-Chérif »..., dont l'officier de l'état civil ne s'embarrassa pas en enregistrant un seul élément du prénom, selon sa fantaisie, Mohamed pour « Mauhainde Lharbi » ou Ali pour « Mauhainde-Ali »... Précisons encore que ce prénom connaît lui-même plusieurs variantes - « Heumau », « H'mhed », « Meumoud »... - qui sont autant de complications inutiles, pour une oreille peu exercée ou un agent peu scrupuleux, ou gênantes lorsque le propriétaire colon (bilingue, il fut parfois chargé d'assister les administrateurs) est dans l'obligation de déclarer aux impôts nominalement tous ces employés : étant tous des « Mohamed », leur nombre devient plus facile à ne pas établir. Ajoutons par ailleurs que préexistait, dans certaines régions d'Algérie, un système de nomination, renvoyant à un système patronymique complexe que la loi française, en établissant la permanence du nom propre, a complètement bouleversé. Il n'était pas rare, en effet, que ces « Algériens » reçoivent plusieurs noms ou en changent au cours de leur existence : un changement de statut, le passage des grandes étapes de la biographie ou le souvenir d'événements personnels ou collectifs s'accompagnant de l'octroi d'un nouveau nom. Ainsi, Si Hadj Laïd Ben Messaoud Lharbi ; Si : monsieur (place l'individu en haut de l'échelle des considérations sociales) ; Hadj (hadji/hadja) : titre que prend tout musulman après le voyage à La Mecque ; Laïd : prénom religieux signe d'appartenance au monde musulman ; Ben : fils ; Messaoud : le nom du père ou de la mère ; Lharbi : L'arabe, signale un ancêtre d'origine arabe. Après déclaration à l'état civil, la personne aura pour identité civique Hadj Laïd ou Messaoud Lharbi. Il est à noter, par ailleurs, que dans quelques villes au nord de l'Algérie, les surnoms, noms de tribus ou toponymes étaient déjà fixés en nom de famille, parfois de longue date, probablement à la suite d'une perte de réseaux immédiats d'interconnaissance. En bref, avec la création de l'état civil en Algérie, l'usage des noms, prénoms, surnoms et sobriquets, qui découlait auparavant de la commodité et de la souplesse de l'oralité, procède maintenant d'un acte officiel doté de la stabilité de l'écrit et de la fixité prévue par la loi. Des résistances concrètes et symboliques Au cours des trois décennies qui suivirent le vote des lois sur l'état civil indigène, beaucoup d'« Algériens » furent réfractaires à toutes les formes de recensement et donc ignorèrent les injonctions du pouvoir colonial quant au caractère obligatoire de la déclaration d'une identité officielle. La force des « traditions » et le rejet du système colonial, renforcés par la résistance concrète que manifeste la population à un enregistrement destiné aussi à établir les listes de recrues pour le régime de conscription, constituent un frein considérable à la normalisation de l'usage du nom patronymique. Cependant, à partir de l'entre-deux-guerres, le mouvement s'inverse. D'un côté, l'administration coloniale, soucieuse de mieux contrôler les déplacements et les agissements d'une population de plus en plus mobile, profitant de certaines avancées techniques de la machine bureaucratique (fichiers, machine à écrire...), se donne les moyens en hommes (personnel) pour organiser de manière plus efficace l'état civil des « Algériens ». Des campagnes régulières d'inscription collective et de régularisation furent ainsi lancées en Algérie et en métropole, et ce, jusque dans les années 1950. De l'autre, les Algériens, moins rétifs à ce système, entreprennent d'eux-mêmes de régulariser leur situation administrative : en raison, d'une part, de l'extension (partielle) des droits sociaux à l'ensemble de la colonie (l'institutionnalisation notamment des allocations familiales les oblige, pour en bénéficier, à composer avec le pouvoir colonial) ; et, d'autre part, en raison du développement significatif, dès l'entre-deux-guerres, d'une émigration libre vers la métropole. En effet, l'identification devient quasiment une nécessité pour les migrants, car dans les sociétés urbaines étendues dans lesquelles la majorité émigrent, où les réseaux locaux d'interconnaissance fonctionnent de moins en moins, il n'y a pas d'existence possible sans patronyme. S'ils acceptent cette identité officielle, elle reste, dans un premier temps, limitée à l'usage externe. Les appellations traditionnelles se maintiennent au sein du groupe avec pour effet de provoquer le resserrement des liens « communautaires ». Néanmoins, dans le contexte migratoire, progressivement et incidemment, l'« identité de papiers », qui est au cœur du processus d'intégration à la nation française, fera l'objet d'un véritable investissement et gagnera en profondeur. Une conquête identitaire Cette identification, qui est l'instrument de l'insertion des immigrants (sans une identité officielle, il y est impossible de se trouver un emploi, de se loger, de se soigner ou encore de scolariser ses enfants... Autrement dit, de mener à bien son projet migratoire), participe aussi à la construction d'un sentiment d'appartenance qui sera au centre d'affirmations et de revendications identitaires. Dans la mesure où le nom patronymique signe d'emblée une appartenance au monde des dominés, il permet, en effet, de se reconnaître et, par conséquent, de « se mobiliser » pour tenter de résister à la pression assimilationniste. L'affirmation identitaire se manifeste de façon très nette chez les immigrants d'origine algérienne à travers la persistance dans le choix pour les enfants de prénoms arabo-musulmans, pourtant très stigmatisés. Aussi, avec l'usage de prénoms arabo-musulmans, comme Mohamed, dit-on, passivement sans doute, son opposition au colonialisme, qui, lui, appartient au monde « occidental chrétien » et colonisateur. De toute évidence, l'attachement des « Algériens » à leur(s) nom(s) et prénom(s) traduit une volonté de démarquage. Mais en situation migratoire ceux-ci deviennent aussi des gages de fidélité à ceux qui sont restés au « pays » et, pour les migrants eux-mêmes, une garantie pour résister à la tentation de l'oubli des « siens ». En conclusion, si le système d'identification imposé par la colonisation a certes donné le statut de « personne » aux colonisés et par là conforté l'image de sa mission civilisatrice, il a été, parallèlement, marqué par le souci de la différenciation ethnique en faisant du colonisé, « sans nom reconnaissable », un « sujet » français d'abord, puis un « citoyen » « français musulman » porteur d'un nom qui l'« assimile » et le désigne aussitôt comme minoritaire et séparé. * L'axe essentiel de ses recherches concerne l'analyse du procès d'acculturation des immigrants venant d'Afrique du Nord, leur accueil en France, leur intégration socioculturelle sur plusieurs générations ; plus précisément le devenir des immigrants algériens de l'entre-deux-guerres aux années 1960 (guerre d'Algérie) dans la banlieue parisienne. Elles visent à éclairer les situations de contact et d'interaction, les effets de conjonctures (crises, guerres) et plus encore les transformations de la société française, son renouvellement par les migrations. Publications : In Métissages (1992) - Cahier de l'atelier de recherches : immigration, ségrégation recomposition urbaine ; La médicalisation des Nord-Africains pendant l'entre-deux-guerres (Histoire de la création de l'hôpital franco-musulman). In Métissages (1995) - Des familles algériennes à Boulogne-Billancourt et Gennevilliers pendant la période coloniale. (1945/1962). In Dynamique Migrations Rencontres inter-ethniques, sous la direction d'Ida Simon-Barouh : Immigration et résonances coloniales : identifications et colonisation (genèse du système patronymique imposé aux « Algériens » pendant la colonisation) », 1998, éd. L'Harmattan. In La Ville et ses frontières : « De la ségrégation sociale à l'ethnicisation des rapports sociaux » - Sous la direction de Brigitte Moulin : « Modalités de construction d'une frontière sociale à dimension générationnelle », déc. 2001, éd. Karthala.