Vingt-trois intellectuels africains, dont une Algérienne, ont passé le discours de Dakar du Président français à la moulinette de la critique. Juillet 2007, Nicolas Sarkozy se rend au Sénégal en voyage officiel. Un voyage dit « voyage d'amitié » dans le jargon diplomatique. Le Président français arrive donc « en ami » au Sénégal, et, le 26 juillet, il s'adresse aux étudiants et enseignants de l'Université de Dakar dont le nom, Cheikh Anta Diop, n'est pas prononcé une seule fois. Volonté délibérée, comme le pense Boubacar Boris Diop, journaliste et écrivain ? En effet, Cheikh Anta Diop a passé sa vie à lutter contre des siècles de calomnie et de falsification de l'histoire et ses écrits sur la culture africaine vont à l'encontre de toutes les paroles prononcées ce jour-là. Ce voyage présidentiel aurait pu être un voyage parmi tant d'autres. Mais voilà, cela n'a pas été le cas. Le discours a provoqué de multiples réactions, aussi bien en France notamment celle de Bernard Henry Lévy qu'à travers toute l'Afrique, à l'exception notoire de l'Afrique du Sud. De là est né un ouvrage volumineux intitulé L'Afrique répond à Sarkozy, contre le discours de Dakar* qui vient d'être publié, quelques mois après le fait. De quoi s'agit-il ? Et pourquoi une telle célérité à réunir autant de commentaires d'artistes, d'universitaires, d'écrivains, et d'intellectuels africains ? Le livre compte vingt-trois textes réunis par Makhily Gassama, professeur de lettres, spécialiste de la littérature francophone et ancien conseiller culturel du président sénégalais Senghor. Notons qu'une Algérienne contribue à l'ouvrage, Zohra Bouchentouf-Siagh, avec un texte intitulé Duplicité et trafic de l'histoire dans lequel elle se livre à une analyse du discours et en démontre la faiblesse conceptuelle. Jamais sans doute un discours politique n'aura été autant discuté à l'échelle continentale. En France, peu de quotidiens ou de revues ont parlé du livre. Mahamadou Siribié rappelle en effet que les grandes chaînes de télévision ont occulté le discours de Dakar, donc peu de réactions à un ouvrage qui tente à contre-courant de rétablir des vérités. L'ensemble des intervenants qualifie le discours de paternaliste et néocolonial. Ainsi, pour Gourmol Abdoul Lô, universitaire et avocat mauritanien : « C'est un discours d'une invraisemblance violence verbale qui heurte l'honneur des Africains, insulte sans raison la mémoire de ceux des leurs que la colonisation a réduits à la pire condition humaine : la dépendance à l'égard d'autrui et la perte de souveraineté qu'elle implique… Ce discours est d'une grande richesse négative ». Les phrases du président français qui ont le plus dérangé sont celles qui expulsent l'Africain de l'histoire : « Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine ni pour l'idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande tout, l'homme échappe à l'angoisse de l'histoire qui tenaille l'homme moderne, mais l'homme reste immobile au milieu d'un ordre immuable où tout semble être écrit d'avance. Jamais l'homme ne s'élance vers l'avenir. Jamais il ne lui vient l'idée de sortir de la répétition pour s'inventer un destin ». Les réactions sont acerbes et d'autres passages du discours choquent également comme celui-ci, cité tout au long de l'ouvrage : « La colonisation n'est pas responsable de toutes les difficultés de l'Afrique. Elle n'est pas responsable des guerres sanglantes que se font les Africains entre eux… Le problème de l'Afrique, c'est qu'elle est devenue un mythe que chacun reconstruit pour les besoins de sa cause… La réalité de l'Afrique, c'est une démographie trop forte pour une croissance économique trop faible…. La réalité de l'Afrique, c'est le développement qui ne va pas assez vite, c'est le manque de routes, c'est le manque d'écoles, c'est le manque d'hôpitaux. La réalité de l'Afrique c'est celle d'un grand continent qui a tout pour réussir et qui ne réussit pas parce qu'il n'arrive pas à se libérer de ses mythes. » Loin de la « Tabula Rasa » Une autre phrase du discours qui a heurté les esprits est : « A vous qui vous êtes tant battus les uns contre les autres et souvent tant haïs ». A ces mots, Louise-Marie Maes Diop rappelle que les Européens sont mal placés pour une telle interpellation : « Leur propre histoire étant remplie de guerres de toutes sortes accompagnées de massacres massifs : l'écrasement des Albigeois, la Saint-Barthélémy, la guerre vendéenne, la répression de la Commune, les Croisades, les guerres de religion, les guerres d'Italie, les guerres de Louis XIV et de Napoléon, les deux grandes guerres mondiales. » Les auteurs de l'ouvrage tentent de rétablir une vérité toute simple, celle d'une Afrique historique, loin de la « tabula rasa » déclarée par de nombreux auteurs européens du XIXe siècle conquérant, de Hegel à Gonineau en passant par les ethnologues coloniaux. Ce qui est fondamentalement critiqué, c'est la reprise implicite de leurs idées dans le discours de Dakar. Tous les intervenants rappellent les écrits sur l'histoire de l'Afrique : ceux de Cheikh Anta Diop, d'Elikia M'Bokolo, de Claudio Moffa, de la française Catherine Coquery-Vidrovitch, de Samir Amin, de Basile Davidson ou de Joseph Ki-Zerbo, avec notamment sa monumentale Histoire générale de l'Afrique, qui rappelle qu'au commencement de l'histoire humaine était l'Afrique, ou encore de Walter Rodney qui a montré de manière brillante la finalité des réalisations coloniales au profit de l'Europe et des Européens. L'ignorance de la culture africaine à travers le monde est une réalité issue surtout d'un certain silence autour des écrits et recherches des Africains sur l'histoire de leur continent et sa contribution à l'histoire universelle. L'ouvrage le montre bien. Ainsi, Marie-Louise Diop rappelle comment, au XIIIe siècle déjà, des griots maliens avaient anticipé la Déclaration des droits de l'homme de 1789. Elle cite les premières lignes de leur fameux texte : « Toute vie humaine est une vie … Une vie n'est pas supérieure à une autre vie. Tout tort causé à une vie exige réparation. Que nul ne cause du tort à son prochain. (…) Que chacun veille sur le pays de ses pères. Par pays ou patrie, il faut entendre aussi et surtout les hommes. » Les intervenants soulignent d'ailleurs la tradition orale comme témoin d'une dynamique culturelle authentique ignorée par le discours de Dakar. Ils rappellent que les Africains ne sont pas amorphes devant l'histoire puisque qu'ils se sont battus contre la colonisation sur tous les fronts, politique, culturel et même militaire, et réagi à leur destinée partout en Afrique. A ce propos, Adama Sow Dieyé fait le commentaire suivant : « M. Sarkozy ne peut pas faire l'injure à son auditoire de penser qu'il n'a aucune idée ni souvenir des luttes menées par les panafricanistes ». Par rapport à la prétendue mission civilisatrice, divers faits ou épisodes sont évoqués, telle l'hécatombe entrainée par la construction de la voie de chemin de fer Congo-Océan qui « compte autant de morts africains que de traverses » ! Autre question centrale, celle de la traite négrière et de l'esclavage que le discours de Dakar appelle à dépasser pour ne pas ressasser le passé. Réactions aussi unanimes des auteurs qui relèvent le déséquilibre par rapport à la Shoah, constamment rappelée à la mémoire des nouvelles générations. Kously Lamko rappelle que la violence nazie « n'a été mise en œuvre ni par les nègres, ni par les Amérindiens, ni par les Chinois, ni par les Hindous, ni par les Arabes » et donc l'Afrique n'a pas à recevoir de leçons à ce sujet. Makhily Gassama clame que justement, « il importe de ressasser le passé puisque nous tenons à être maîtres de notre destin, à maîtriser le présent et à construire l'avenir, puisque les signes avant-coureurs d'une recolonisation de l'Afrique sont manifestes. » Par ailleurs, nombreux sont les commentateurs qui, comme Boubacar Boris Diop, mentionnent le fait que les discours français diffèrent dans le ton selon qu'ils soient prononcés au nord ou au sud du Sahara , précisant que le président français n'aurait pas tenu de tels propos en Algérie : « Il a bien compris qu'il ne lui serait pas permis de se comporter en pays conquis ». Djibril Tamsir Niane renchérit : « Au moment où j'écris ces lignes, le Président Sarkozy rentre de sa visite d'Etat en Algérie. Comme elle tranche avec son voyage au sud du Sahara ! Là, il n'a été question que de coopération et de partenariat. Le ton du discours était tout autre. » En Algérie, il a été affirmé que le système colonial a été profondément injuste. Ce qui est certain, c'est que le discours de Dakar a été mal perçu par la majorité des Africains. La note positive du discours, s'il y en avait une, est la proposition de favoriser l'appropriation par les Africains de la science et de la technologie moderne. « Espérons que la France saura contribuer de façon adéquate à cette appropriation », commente Louise-Marie Diop qui montre que les auteurs de cet ouvrage répondent aussi en « amis »au Président français. L'Afrique répond à Sarkosy, contre le discours de Dakar. Ouvrage collectif sous la direction de Makhily Gassama, Ed. Philippe Rey, Paris, 2008.