Au-delà des amertumes d'un constat, deux spécialistes explorent les voies possibles et formulent des propositions. La situation tragique du théâtre ne peut laisser indifférents les spécialistes de l'art scénique qui ne cessent de tirer une sonnette d'alarme apparemment décrochée. Les évènements aléatoires comme l'Année de l'Algérie en France et Alger, capitale de la culture arabe ont consacré l'absence de projet culturel et révélé l'obsédante présence d'attitudes élevant au rang de certitudes une comptabilité oiseuse, oubliant l'essentiel, soit la résolution des problèmes de fond qui freinent l'élaboration d'un discours culturel et théâtral cohérent. On n'arrête pas de brandir le chiffre 47 (nombre de pièces produites en 2007) comme pour exorciser les démons d'une crise longtemps locataire de nos scènes. Comme les précédentes éditions, le Festival national du théâtre professionnel ne peut, en aucun cas, déroger à la règle de la médiocrité, faute de vision réelle et de transparence. Toutes ces raisons nous ont incités à réfléchir à la refonte de l'entreprise théâtrale, piégée par le confort de l'immobilisme, avec une gestion rentière de la chose culturelle. Il s'agit d'une perspective globale consistant à proposer une nouvelle manière d'administrer les espaces théâtraux et à reconstituer le puzzle d'une mémoire célébrée mais définitivement déclassée. Les premiers textes législatifs (1963 et 1970) avaient, en leur temps, répondu aux attentes. Ils s'avèrent aujourd'hui caducs. C'est ce qui ressort de nos recherches qui relèvent les qualités et insuffisances du théâtre en Algérie, en interrogeant les différents types de pratiques : professionnel, amateur, universitaire, scolaire, « coopératif » ou « indépendant » et privé. Ainsi, l'absence du public serait liée à plusieurs vecteurs : amateurisme dans la promotion et les relations publiques, gestion bureaucratique de l'entreprise et de l'activité, qualité douteuse des productions, manque flagrant de formation des équipes artistiques et techniques, environnement peu ouvert, absence d'une politique culturelle sérieuse… Notre travail a aussi relevé la situation lamentable de la documentation. Ce qui nous a amenés à proposer une manière de prendre en charge ce volet décisif. Avec la disparition des hommes de théâtre et la dispersion des documents encore disponibles, des pans entiers de la mémoire du théâtre ont déjà sombré dans le néant. Ne faut-il pas réfléchir sérieusement à une véritable refonte de la pratique théâtrale en Algérie ? L 'Etat pourrait bien contribuer à transformer cette réalité en partant de la nécessité d'ériger le théâtre en véritable service public. Des expériences nationales et étrangères ont inspiré notre projet, mais uniquement pour une période transitoire, évitant ainsi de calquer des solutions toutes faites. Après 1962, le théâtre algérien a eu la chance d'être pris en mains par deux grands hommes de culture, Mohamed Boudia puis Mustapha Kateb, qui ont défini et mis en place ses fonctions et objectifs. La grande question s'articulait alors autour du rôle du théâtre dans une société exsangue qui cherchait à récupérer son substrat culturel tout en restant ouverte aux changements. En 1970, le gouvernement a réorganisé le secteur en accordant l'autonomie à quatre théâtres régionaux, aujourd'hui sept. La décentralisation était à la mode. Après la France, ce fut donc au tour de l'Algérie (et de la Tunisie), sans pour autant transformer profondément les choses, même si la décision permit de diversifier les scènes et de réaliser plusieurs pièces. Par cette mesure, de nombreux amateurs ont intégré les structures étatiques. Mais cela ne pesa pas lourd devant l'absurde et obscure décision de fermer en 1973, l'Ecole d'art dramatique et chorégraphique de Bordj El Kiffan, unique en Algérie et créée en 1964 grâce à Mustapha Kateb qui l'aidait avec le budget du TNA. Ce coup porté à la formation allait avoir de graves et durables conséquences. Les représentations données dans les sept théâtres étatiques manquent de force et de profondeur et se donnent devant un public clairsemé. Ces entités fonctionnent comme des machines administratives employant des comédiens transformés en fonctionnaires attendant parfois exclusivement leur mensualité. L'organisation actuelle n'encourage pas la qualité, mais plutôt un nivellement par le bas qui désarticule le métier et sanctionne les bons comédiens, placés au même titre que les acteurs médiocres qui profitent de cette aubaine et de cette absurde structuration. Les bâtiments, hérités de la période coloniale, ne résistent plus à l'usure du temps. Les pouvoirs publics ont toutefois assuré la restauration des théâtres d'Alger, Oran, Constantine, Batna et Annaba qui n'avaient pas connu de semblable opération depuis 1962. Il faut savoir que depuis l'indépendance, l'Algérie n'a pas construit un seul théâtre. Jusqu'à présent, aucun débat sérieux sur les effets de la décentralisation n'a été entrepris par les pouvoirs publics qui pensent, en élevant au rang de structures régionales les théâtres municipaux (Skikda et Guelma), apporter un élan à l'activité, ce qui est illusoire tant que les questions de fond n'ont pas été abordées. Le fonctionnement bureaucratique marginalise les véritables producteurs. Il donne une entreprise théâtrale renfermée avec une gestion souvent peu performante et un jeu d'équilibrisme qui sanctionne négativement la qualité. Dans les années 1970, les théâtres ont dû obéir au Statut général du travailleur multipliant les recrutements dans des postes inutiles ou peu opératoires. Paradoxalement, ce sont les métiers indispensables à l'activité qui font défaut. La plupart des théâtres n'ont pas renouvelé leur équipement, à l'heure des nouvelles techniques scéniques. Et si certains l'ont fait, il n'est pas encore opérationnel car les techniciens qualifiés manquent et les fournisseurs n'ont pas formé le personnel en charge. Il faut ajouter à cela le manque d'ouverture des établissements publics aux expériences étrangères et le peu de contacts avec l'environnement immédiat : collectivités locales, universités, lycées, écoles, usines… Les théâtres publics ne pourraient évoluer qu'en reconsidérant leur fonctionnement. Notre proposition s'appuie sur une décentralisation interne à chaque théâtre en y créant des unités de production relativement autonomes, dirigées par un metteur en scène en tant que patron de cette structure disposant au sein du théâtre public de son budget, de son équipe artistique et de ses bureaux. Le directeur général du théâtre deviendrait un véritable administrateur, facilitant les actions des différentes unités, permettant une bonne promotion des spectacles, rentabilisant le bâtiment en programmant des activités en tant que prestataire de service et nouant un dialogue avec les amateurs, les troupes privées et les universitaires. Chaque unité est appelée à élaborer un programme annuel clair et un véritable cahier des charges et à recruter sur contrat des comédiens aptes à être distribués. L'unité pourrait entretenir des relations avec d'autres partenaires et programmer des activités à l'intérieur et à l'extérieur de l'établissement (animation, formation, rencontres…). L'équipe administrative centrale sera réduite aux seuls employés nécessaires à la bonne marche de l'entreprise. L'équipe technique travaillera avec les unités présentes, en fonction des besoins. Le service de la promotion est la structure la plus importante du théâtre public. Sa fonction essentielle est d'assurer la meilleure communication autour des produits proposés par les unités artistiques. La grille de 1974 (établie par Abdelkader Alloula) semble aujourd'hui dépassée et à l'origine de graves dysfonctionnements. Elle a, certes, permis, en son temps, une avancée. Mais, elle a engendré ensuite des aberrations qui ont considérablement appauvri la production culturelle. Souvent, le comédien se convertit en auteur et en metteur en scène, gagnant ainsi deux cachets. Cette pratique a le plus souvent encouragé la médiocrité. Des comédiens s'étaient mis à assurer deux écritures (dramatique et scénique) en des temps record, souvent incapables de mettre en œuvre un cahier de régie ou de mise en scène. Les deux opérations (écriture et mise en scène) devraient être distinctes. Le théâtre public devrait s'ouvrir aux troupes « privées », aux amateurs et aux formations universitaires et les encourager en leur permettant de répéter dans ses locaux, d'utiliser, en fonction de la disponibilité, ses équipements et son personnel technique, moyennant une participation financière symbolique. Des contrats d'animation et de formation pourraient être signés avec des universités, établissements scolaires ou collectivités locales. La formation est un élément vital de l'entreprise théâtrale. Des stages de recyclage et de perfectionnement devraient être organisés périodiquement. Ces dernières années, une autre forme d'organisation est apparue, appuyant son existence légale sur des textes relatifs au système coopératif agricole. Ce type de fonctionnement culturel a existé en France et en Italie. Le statut régissant, par exemple, le Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine, tire sa force de textes consolidant la loi de 1901 par une dimension coopérative. Mais, chez nous, les textes sont ambigus et imprécis. Pour cette raison d'ailleurs, de nombreux notaires ont refusé d'authentifier des actes portant « coopératives théâtrales ». Ne serait-il pas temps de clarifier les choses en adoptant un texte sur les coopératives ou en organisant les nouvelles troupes en SARL, comme en Tunisie, mais en facilitant leur fonctionnement, compte tenu de la spécificité de l'activité ? Ainsi, seraient exonérées de taxes et d'impôts ces structures qui devraient présenter un cahier des charges clair. Le théâtre est un service public et l'Etat devrait soutenir toute la production théâtrale de qualité en usant d'aides directes et indirectes. Ainsi, le fonds d'aide à la production théâtrale accorderait son aide aux projets présentés par les troupes publiques et « privées ». Tous les dossiers (cahier de régie, texte dramatique) devraient être examinés par une commission de spécialistes reconnus pour attribuer des subventions aux projets les plus sérieux, indépendamment du statut juridique de l'instance émettrice. L'aide à la diffusion est aussi importante. Au-delà du soutien à la production, le ministère de la Culture devrait acheter les droits de diffusion de dix représentations de chaque pièce retenue. Ce projet n'est que le prélude à un débat possible associant pouvoirs publics, chercheurs, praticiens et passionnés du théâtre. Ahmed Cheniki, Makhlouf Boukrouh