Financé par l'argent public, le groupe audiovisuel britannique vit une phase de profonde remise en cause suite à l'une de ses plus importantes crises récentes. En dernier ressort, son directeur général, George Entwistle, vient de démissionner seulement cinquante-cinq jours après sa prise de fonction. Il devient ainsi le patron de la radiotélévision publique britannique à être resté le moins longtemps à son poste et a dû assumer la responsabilité de deux grosses fautes éditoriales, concernant des affaires de mœurs. George Entwistle a été auditionné mardi par une commission parlementaire sur sa gestion du scandale. Il a défendu sa gestion de la crise, mais a reconnu qu'elle avait ébranlé la confiance du public dans l'organisation. Considérée comme la référence des systèmes audiovisuels publics, la British Broadcasting Corporation (BBC) est investie d'une triple mission fixée dès l'origine (1927) par son premier directeur général, John Reith : informer, éduquer, divertir. Un triptyque devenu, au fil des décennies, synonyme d'exigence et de qualité. Quatre cents heures annuelles de fiction (drama) produites en interne alimentent les grilles de la « Beeb ». Avec succès : les quatre épisodes hebdomadaires d'Eastenders, chronique de la vie quotidienne d'un quartier populaire de Londres, enregistrent des parts d'audience moyennes de 41% (dix millions de téléspectateurs). Depuis plus d'une décennie, la série figure en tête des émissions les plus regardées de la chaîne publique. La qualité se perpétue par ailleurs dans l'adaptation des grandes œuvres littéraires : Bleak House, d'après le roman de Charles Dickens, en 2005 ; Cranford, de la romancière Elizabeth Gaskell, produite en cinq parties en 2007, la première, diffusée sur BBC 1, un dimanche soir à 21 heures, a attiré près de huit millions de téléspectateurs. Le cahier des charges de la BBC - la charte - impose une double contrainte : d'un côté, fédérer le plus large public possible et mettre l'accent sur le divertissement ; de l'autre, soutenir un triple effort de qualité, de stimulation intellectuelle et d'innovation. L'innovation a consisté à remettre au goût du jour, en 2006, une série-fleuve de science-fiction - Doctor Who - qui avait connu son heure de gloire au cours des années 1970. Sa nouvelle version, diffusée le samedi soir à 18h45, fidélise environ six millions de téléspectateurs. En matière de divertissement, Strictly Come Dancing relate les péripéties d'un concours de danse de salon ; elle enregistrait des taux d'audience de 30%, le dimanche en fin d'après-midi. A la différence de ses concurrentes privées, la BBC s'est longtemps tenue largement à l'écart de la télé-réalité, même si le genre se retrouve dans une émission hebdomadaire de BBC 1. Le développement de récents scandales accompagnés d'une cascade de démissions et de mises au placard a accentué les interrogations sur la viabilité du modèle BBC et, notamment mis à jour des problèmes manifestes de communication, soulignant notamment que le directeur général n'était pas au courant de ce qui se passait au sein de la rédaction de Newsnight, l'émission par laquelle surgira un grand scandale. Commentant ces affaires, la presse britannique n'a pas été de main morte. « Le Mail on Sunday » évoquait « un bain de sang à la BBC », tandis que Jonathan Dimbleby, l'un des journalistes les plus respectés de la BBC, évoquait dans « The Observer » « un navire à la dérive se dirigeant vers les récifs ». Le scandale n'a pas fini de faire des vagues, d'autant qu'ont été lancées deux enquêtes indépendantes sur l'affaire Newsnight et la gouvernance de la BBC. Elles s'inscrivent dans un contexte difficile pour le groupe audiovisuel blessé dans son honneur éditorial et contraint à des coupes draconiennes au nom de l'austérité. Dans le même temps, les critiques abondent pour dénoncer les salaires « exorbitants » de certains directeurs et présentateurs-vedettes, ou des pratiques de « concurrence déloyale ». Ces dernières émanent notamment de titres du magnat Rupert Murdoch, qui peine à monétiser ses sites internet face à un portail BBC ultra riche et d'accès gratuit. Enfin, la tempête à la BBC amplifie le profond malaise d'une presse britannique au banc des accusés dans le cadre d'un retentissant scandale d'écoutes téléphoniques pratiqués par des tabloïds. Pour revenir aux faits, l'aveu d'ignorance du patron de la BBC, cumulé à une précédente accusation de tentative de camouflage a conduit à la démission du directeur général. Un directeur général intérimaire a été désigné en la personne de Tim Davie. Celui-ci a déclaré dans un message envoyé lundi à tout le personnel que les projets de reformes de son prédécesseur démissionnaire, George Entwistle, ne seront pas remis en cause. Il promet de tout ramener sous contrôle, dès qu'il se sera donné le temps de s'imprégner des dossiers. Et à peine a-t-on pris toute la mesure de cette démission que deux jours plus tard, la directrice de l'information de la BBC Helen Boaden et son adjoint Stephen se voient mettre à l'écart. Les deux ont quitté leurs postes pour le temps que prendra une enquête destinée à faire la lumière sur un scandale de pédophilie qui embourbait déjà la BBC. Dans le premier scandale mis à jour, la BBC est accusée d'avoir étouffé une affaire concernant Jimmy Savile, l'un de ses anciens présentateurs vedettes. Pendant quarante ans, l'homme, avec ses cheveux teints blond platine et ses pantalons de survêtement, avait été le visage des émissions de variété de la corporation. Il est décédé l'an dernier. Début octobre, la chaîne concurrente ITV a diffusé une enquête l'accusant d'avoir pendant des décennies violé et abusé de très jeunes adolescentes, y compris dans les studios de la BBC. Pire, un reportage de la BBC sur Jimmy Savile, qui révélait son passé pédophile et qui devait être diffusé l'an dernier, avait été au dernier moment interdit d'antenne, sans qu'une explication claire soit apportée. A l'époque, George Entwistle était le directeur de la télévision de la BBC. Ces révélations faisaient déjà tanguer la vénérable corporation quand un deuxième scandale a éclaté vendredi 2 novembre. Cette fois-ci, la BBC a diffusé une enquête sur un scandale de pédophilie dans les années 1980 au pays de Galles. Sans le nommer, elle y accusait un ancien ministre de Margaret Thatcher. Rapidement, la spéculation a monté sur Twitter, et le nom de l'ancien ministre du Trésor Lord McAlpine a finalement émergé. Avec un gros problème : celui-ci a pu prouver très rapidement son innocence et a été blanchi. La BBC a donc, dans un premier temps, enterré un reportage vrai, puis, dans un deuxième temps, diffusé un reportage faux. Pourtant, le paradoxe de cette histoire est que ce n'est pas seulement cela qui a fait chuter George Entwistle... mais aussi sa très mauvaise performance lors d'une interview sur la BBC samedi matin. C'est donc l'un de ses employés, l'interrogeant en direct pendant quinze minutes sur ces deux affaires, qui l'aura fait chuter. Certes, l'employé en question n'était pas le premier venu : John Humphrys, 69 ans dont 46 passés à la BBC, est le très redouté interrogateur en chef de l'émission matinale de radio, qui a passé sur le gril de nombreux Premiers ministres et responsables politiques. Mais l'échange a tourné à la catastrophe pour George Entwistle, qui est apparu peu sûr de lui, étrangement peu curieux de ce qui se passait dans sa propre entreprise, et en retard sur les événements. Il a reconnu ne pas savoir que le reportage qui s'est avéré erroné allait être diffusé ; ne pas l'avoir regardé lors de sa diffusion ; ne pas avoir été au courant vendredi matin d'un article du « Guardian » qui révélait que Lord McAlpine était innocent... A plusieurs reprises, avec véhémence, John Humphrys lui a demandé s'il ne devait pas démissionner. Sa réponse, évasive, n'a guère convaincu. Douze heures plus tard, il jetait l'éponge. L'affaire, une débâcle pour l'audiovisuel public britannique, conforte néanmoins certaines certitudes : une longue expérience de la BBC à faire face à des crises, et une indépendance toujours sauvegardée de ses journalistes. Cette dernière n'est pas une maigre consolation.