Qui de nos jours, surtout parmi les mélomanes, ne connaît pas la chanson culte, « Saida beîda » (Saida est si loin) ? Cette belle qacida populaire qui a visité tous les foyers et fait le bonheur de tous les puristes du melhoun, ne laisse personne indifférent. Surtout, quand elle est chantée sur des airs de ce rai t'rab, hard, lascif, unique. De la gasba de Boutaiba Es-saidi à l'accordéon de Khaled en passant par les voix chaudes ou enrouées des cheikhate El Djenia, Remitti, Rahma El Abassia et jusqu'aux khanates uniques de Mami, toute une flopée d'interprètes du rai A'roubi s'y sont essayés. Mais c'est surtout quand elle soutenue pas la langoureuse « gasba-huit trous », que la chanson atteint réellement des cimes insoupçonnables pour devenir, véritablement, une œuvre d'art. Cependant, Si cheikha El Djenia l'a bien installée dans la tête des épicuriens des zones rurales et si Mami et Khaled lui ont donné une dimension internationale, lui faisant traverser les frontières, au point de donner à la petite ville de Saida une notoriété internationale dont elle n'a jamais rêvé auparavant, il reste que les Algériens ne savent pas grand-chose sur l'auteur de ce « morceau d'anthologie », comme le prétendent avec force certains inconditionnels. C'est, sans doute, pour sortir de l'ombre le poète qui a chanté avec tant de douleur et de langueur « l'éloignement de sa ville en même temps que de sa bien- aimée » que des connaisseurs ont organisé, dernièrement, une petite rencontre poétique pour honorer la mémoire du barde disparu. Selon Cheikh Boutaiba, « le poème a été déclamé par son auteur, pour la première fois, lors d'un mariage à Oran. Mais c'est quand il a été revisité, avec bonheur, par la musique, qu'il est devenu une grande chanson et une véritable carte de visite de la ville des Eaux. C'est, également, un passeport pour les enfants de Saida ». En présence du fils du poète et de son petit-fils, des cheikhs, entre autres Miloud Vialari de Tissemsilt, El Ouznadji de Batna et Ferroudj Kerroum de Saida ont, eux aussi, tenu à être de la fête pour souligner le talent du ciseleur de « Saida bîida... ». Intervenant lors de la soirée, le fils du poète rapportera que la qacida a été écrite par cheikh Mohamed Zerouil, vers la fin de la Seconde guerre mondiale lorsqu'il avait été appelé par l'armée française pour faire partie du contingent : « La qacida, précisera-t-il, avait été écrite, avec ses tripes, dans le train qui l'emportait pour l'éloigner de sa chère ville et de sa bien-aimée ». Pourquoi, le train, particulièrement ? « Parce qu'à l'époque, c'était le moyen utilisé pour transporter les Algériens mobilisés par l'armée française ». Et d'apporter un correctif qui était important à ses yeux : « Certains interprètes se sont fourvoyés en déclamant ‘Saida beîda wa el machina (train) ghalia' alors que dans le texte, c'est ‘Saida beîda wa el machina ghadia' ». Plus d'une soixantaine d'années après son écriture, cette perle de la poésie et de la chanson populaires reste toujours lancinante. Cheikh Mohamed Zerouil, qui a immortalisé cet incommensurable double amour, alors qu'il devait avoir moins d'une trentaine d'années, est né en 1923 au village d'El-Hassasna. Issu d'une famille de nomades, le poète s'était fixé, par la suite, à Mâamoura, une petite localité distante de 40 km de Saida, où il avait fondé une petite famille. Il est décédé le mois de janvier passé, à 91 ans, des suites d'une longue maladie. Il a été enterré au cimetière de l'ex-village socialiste de Mâamoura. Selon son fils, le barde a vécu pauvre et est mort de même, touchant une retraite tellement insignifiante qu'il a refusé de la quantifier. « Mon père, dira le fils, a vécu dans le silence de sa poésie et est mort dans ce même silence, laissant derrière lui d'autres qacidate qui n'ont, cependant, pas connu le même destin ». Lors de la soirée poétique, la famille du disparu a été honorée avec de « simples diplômes » alors qu'elle a un besoin lancinant d'aide matérielle.