Toute l'Algérie passe par ici. Le vieillard qui nous parle ainsi n'est pas peu fier. Il a les mains calleuses à force d'avoir remué la glaise et la terre, parfois ingrate, parfois reconnaissante, qui lui a donné ce qu'elle a pu dans ce petit lopin familial qui le fait vivre. Qui le fait subsister. Nous sommes à quelques encablures de Sétif, sur la route nationale dont le trafic a fortement diminué depuis que l'autoroute sert d'incessant va-et-vient à la circulation. La région, à forte domination de culture céréalière, a cependant épargné quelques petits paysans qui font de la résistance en cultivant des légumes et quelques fruits qu'ils écoulent en ville. Cette ville a une âme et on la soupçonne d'être troublée d'avoir perdu ses meilleurs fils. Et de porter la charge d'une histoire écrite dans le sang. Il y a 70 ans, une terrible répression s'abattit sur des manifestants sortis demander naivement leur part de victoire, leur part d'indépendance quand le monde libre avait vaincu le nazisme. Notre vénérable vieillard se souvient du haut de ses douze ans, précise-t-il, de l'horreur de cette journée du 8 mai. C'était un mardi et les soldats français chargeaient les manifestants dans les camions pour les emmener vers Kherrata. Quant à ceux qui leur tenaient tête, ils étaient tirés comme des lapins et l'histoire se souviendra du jeune chahid, Saâl Bouzid, qui mourut en s'affaissant sur le drapeau national. Ce furent là les prémices de la guerre de libération et Sétif, à l'instar de toute l'Algérie, vivra une longue nuit coloniale, d'autant plus que, nous disent les historiens, la ville fut édifiée à dessein par les militaires, dans le but de servir de fort, vu sa position stratégique. Nous donnons rendez-vous à notre vieillard après le souk à la sortie de la ville. Aujourd'hui, en voie de devenir une mégalopole, c'est une ville qui s'est grandement urbanisée et les nombreuses cités qui l'entourent tranchent nettement avec ces ensembles hideux qu'on trouve alentour des grands centres urbains. Ce sont des bâtisses toutes en couleurs et agréables à regarder, parce qu'ici la promotion immobilière a connu une rude concurrence, d'où la qualité du bâti. Le centre-ville a gardé son architecture où domine la vieille pierre, ses longues avenues bordées d'arbres, ses larges trottoirs où les terrasses de café grouillent de monde en ce jour qui débute moharrem. Nous nous installons à la Potinière, le mythique café qui sert de cercle à l'Entente de Sétif. L'ambiance est bon enfant. Ici le football fait partie de l'histoire et même du patrimoine de la ville. Entre l'ancienne USFMS (devenue USMS) que revendiquent les vieux patriciens comme étant la véritable identité sportive de la cité à l'Entente, il y a cette inévitable rivalité qui existe entre les clubs de toutes les villes sauf qu'ici elle s'est un peu estompée avec la fulgurante ascension de l'ESS. Cette équipe a été incontestablement forgée par la grande figure que fut Mokhtar Arribi, cet impénitent routier du football national, l'un des instigateurs de la désertion héroique de la glorieuse équipe du FLN, celle-là qui se fit l'ambassadrice de la lutte de libération nationale quand ses joueurs renoncèrent à de brillantes carrières internationales pour servir la patrie. Leur combat ne s'arrêta pas à l'indépendance et n'est-ce pas le valeureux Abdelhamid Kermali qui offrit à l'Algérie son seul trophée africain en 1990 ? Dans son restaurant, son portrait trône sur les tables et c'est là où nous déjeunons. Les parts sont généreuses, le service impeccable et le sourire mi-ironique mi-protecteur du cheikh accompagne les convives dans un joyeux brouhaha. Dehors, le soleil s'est éclipsé devant de lourds nuages annonciateurs d'une pluie qui ne viendra pas, aurait dit notre paysan. Les averses automnales sont reportées à une date ultérieure et les enfants jouent indifférents à la statue de Aïn Fouara qui regarde impassible couler sa source et les jours. Dans l'embouteillage, une voiture conduite par des jeunes diffuse Bekakchi El Khier à fond la sono. C'est aussi un personnage incontournable de la ville, pour lui avoir imprimé un folklore local devenu un label : il y a le chant staïfi comme il y a le chant bédoui ou constantinois. Notre ami le vieux paysan a fait une bonne journée au souk et ses courgettes se sont bien vendues. Pour le couscous de moharrem. Ici le couscous est toujours relevé d'une pointe de « dhen », beurre salé et vieilli dans des jarres. Avec une pinte de piment, nous dit notre vieux paysan, c'est parfait. Nous le déposons à sa petite ferme et déclinons gentiment son invitation. Il rit de la seule dent qui lui reste et c'est tout notre terroir que nous voyons s'éloigner, le dos voûté sous le ballot qui doit contenir quelques douceurs pour ses petits-enfants. Le ciel gronde et quelques gouttelettes tombent avant l'éclaircie. Le vieux avait raison. Il ne pleuvra pas aujourd'hui.