Que vas-tu faire à Djelfa, il n'y a que des moutons et de l'alfa ? Je suis tenté de répondre que je vais tout simplement y faire mon travail, mais cela me semble prétentieux comme réponse et me confère le statut de grand reporter alors que je n'ai jamais dépassé celui de rédacteur spécialisé. De plus, ces randonnées me font découvrir cet immense pays et me réconcilier avec mon « algérianité », ce trait de caractère qui consiste à ouvrir sa porte au passant simple et de lui offrir la galette et le couscous. Djelfa est une contradiction, un paradoxe entre un climat rude et des habitants accueillants et hospitaliers, le cœur sur la main, derrière leur air d'hommes austères des steppes. Arrivés la nuit, nous nous sommes directement rendus chez Abderrahmane, un ami de longue date qui a beaucoup vadrouillé à travers le monde sans jamais se détacher de sa ville, et après ses longues pérégrinations, il revient toujours chez lui « plein d'usage et de raison », aimait-il à dire, sans doute pour se donner des airs d'un Ulysse retournant au bercail. Il nous attendait malgré l'heure indue et nous nous retrouvâmes aussitôt assis autour de la meïda où trônait un couscous princier que couvraient d'énormes morceaux de viande d'agneau. Djelfa, c'est la capitale du mouton et de toute l'Algérie, commerçants, grossistes et maquignons viennent y faire leur marché, notamment lors du souk hebdomadaire, devenu un véritable rendez-vous économique, surtout à la veille de l'Aïd où toute la ville prend l'aspect d'une véritable ruche. D'ailleurs, une très belle sculpture de bélier bien cornu trône dans l'une des places de la ville. Pourtant, à l'instar de toutes les villes du pays chargées d'histoire et de gravures rupestres aux traces de civilisation berbère en passant par les Romains, Djelfa possède ses repères. Les livres d'histoire attestent de son acte de naissance vers la moitié du XIXe siècle quand le lieudit Djelfa, une bourgade dépendant administrativement de Laghouat, devint le lieu de regroupement des populations des Ouled Naïl ainsi que des nomades qui campaient régulièrement aux alentours, sans doute pour que l'armée coloniale en surveille mieux les déplacements. Cela n'empêchera pas une insurrection d'éclater en 1964, sous la houlette des Ouled Cheikh, suivant ainsi le mouvement de résistance déclenché par Chérif Benlahreche qui combattit aux côtés de l'Emir Abdelkader. Les héros de la résistance représentés sur des fresques ou dans des statues, à l'image de celle de l'Emir Abdelkader sur une place d'Alger, montent tous un cheval. Ce que l'on ne sait pas, c'est que celui de Djelfa est le cheval barbe, un véritable patrimoine de la région. Quand il a un bon cavalier, ce cheval révèle ses véritables qualités, l'endurance, la rapidité et une classe insolente. A ce sujet, il convient de rappeler qu'une chercheure a, après de laborieuses investigations, démonté la thèse qui a longtemps circulé, attestant que ce cheval a toujours existé en Afrique du Nord, contrairement aux scientifiques et historiens qui soutinrent qu'il a été importé d'Asie centrale... A quelques kilomètres de ma ville, les vestiges des civilisations lointaines sont intacts et, faute d'un travail sérieux de recherche et d'investigation, on reste dans l'approximatif et on sait que sur une colline accessible uniquement à pied, il y a de grosses pierres circulaires entourées d'une murette restée intacte. Ce sont des tombes préislamiques, nous disent les historiens sans pour autant dater avec exactitude ces ruines. Ibn Khaldoun, lui, est plus précis et certifie qu'en l'an 1060, les Berbères furent vaincus par les Béni Hilal et se réfugièrent dans la montagne, comme en témoignent les restes de forteresses qu'ils y édifièrent. Pour dire que cette ville, comme toutes celles qui jalonnent cet immense pays, a ses pans entiers d'histoire, contrairement à une vision étriquée qui veut la confiner à une capitale du mouton, sans attraits, au climat rude. Il n'y a qu'à faire un tour du côté de Aïn Naga pour y admirer les gravures rupestres datant de l'ère préhistorique. Djelfa a une âme et il suffit de faire un tour du côté du « Rocher du sel », véritable curiosité de la nature. C'est un ensemble hétéroclite de crevasses, de ravins, de tunnels, que couvrent de larges traînées de gros sel, le tout superbement sculpté par la pluie. « Le Rocher de sel », c'est aussi le titre d'un roman écrit par Ahmed Ben Mostapha pour raconter l'épopée de Mohamed Bencherif, ce chef de tribu qui combattit l'occupant et mourut en 1921 d'une épidémie de typhus... Nous quittons Djelfa non sans avoir emporté son produit-symbole, un gigot d'agneau sentant bon l'armoise et le romarin.