Faut-il, comme le soutenait récemment l'universitaire Saïd Chemakh, lors d'une conférence sur le dramaturge Mohya, se contenter de connaître et lire l'œuvre d'un auteur, de s'en tenir strictement à son héritage ? Faut-il dédaigner le parcours de son concepteur et les passions et les blessures intimes de sa vie ? Ils ne nous aideraient en rien, semble-t-il. La frontière est-elle aussi étanche entre le créateur et son legs et peut-on séparer l'un de l'autre ? Il existe à vrai dire peu d'auteurs qui ne se soient inspirés de leur propre vécu. Mouloud Feraoun a romancé à peine sa propre enfance dans « Le fils du pauvre ». Derrière la trilogie « Algérie » de Mohammed Dib transparaissent les émotions de l'auteur, celles de ses amis d'enfance et d'adolescence à Tlemcen. Les romans d'un auteur comme Hemingway sont ancrés et pleins de bruits de ses expériences sur les champs de guerre, d'abord durant la Première Guerre mondiale puis en Espagne où il s'engage dès 1936 aux côtés des républicains. « Nedjma » de Kateb Yacine combine les fulgurances poétiques de son auteur et les réminiscences d'un amour qui n'avait rien de fantasmatique. On écrit rarement ex nihilo, sans s'inspirer des lieux dont on a humé les odeurs, côtoyé les personnes et dont les légendes ont nourri notre imaginaire. Ce n'est nullement un hasard si l'enfance est un puissant adjuvant pour tous les créateurs. S'il est difficile parfois de séparer la part de l'invention et de la réalité dans une œuvre, on ne parle vraiment que de ceux et de ce qu'on connaît le mieux. Patrie de l'imaginaire « La patrie littéraire » peut être aussi de l'ordre de l'imaginaire et de la pure création, la réalité elle-même n'est pas reproduite telle qu'elle mais peut être magnifiquement subvertie. C'est l'alchimie heureuse du réalisme magique latino-américain. Dans son livre, « La traversée du somnambule », paru récemment, Arezki Metref qui évoque l'Egyptien Albert Cossery avoue son admiration pour un auteur « parvenu depuis Saint Germain des Prés (où il vivait depuis 1945), à faire vivre d'authentiques personnages du Caire et du Delta du Nil. Sans doute autant mieux que les écrivains vivant sur place ». La proximité et l'immersion ne sont pas toujours nécessaires. Peu de gens savent aussi qu'un James Hadley Chase, maître du polar, qui entraîne ses lecteurs dans les milieux de la criminalité américaine, a laissé libre cours à son imagination. Il n'a jamais visité avant la parution de « Pas d'orchidées pour Miss Blandish » en 1938 le Kansas ou l'enlèvement d'une jeune fille déchaîne un torrent de violence. Chase était le pseudonyme d'un Anglais qui ne mettra les pieds aux Etats-Unis que vingt-sept après la parution de ce livre qui l'avait fait connaître. En Algérie, outre ceux qui s'intéressent à l'histoire qu'ils n'ont pas vécue ressuscitant comme Djeghloul « La dernière nuit de l'émir Abdelkader », d'autres (Yasmina Khadra, Anouar Benmalek) ont situé leurs récits dans des pays lointains et peu familiers que l'un ou l'autre n'ont peut être pas visité. Mais les ressorts d'une œuvre ne peuvent être vraiment démontés sans la connaissance du parcours de son auteur, des élans et des brisures de son destin. Les biographies, les carnets intimes, un genre qui présentement fait florès au-delà de l'aspect commercial et voyeur, peuvent s'avérer utiles. Ils permettent d'éclairer les conditions de gestation et de cheminement d'une œuvre et le sens ou les raisons d'un engagement.