Aéroport international Houari Boumediène. 9h10. Embarquement immédiat à bord du vol AH 1010 à destination de Paris. «Veuillez attacher vos ceintures», grésille la voix de l'hôtesse. Aussitôt installés, nous extirpons de notre besace l'indispensable viatique du passager : une bonne lecture, histoire de planer par l'esprit. Voyage dans le voyage… Notre accompagnateur spirituel du jour n'est autre que notre ami Arezki Metref et son dernier opus : La Traversée du Somnambule. Chroniques du Mentir/vrai (éditions Koukou, octobre 2015). A peine le nez plongé dans le livre que le chef de cabine nous invite à attacher à nouveau nos ceintures en prévision d'un atterrissage imminent à l'aéroport d'Orly. Que s'est-il passé dans l'intervalle ? Aucune idée ! Nous voguions en d'autres cieux, probablement. Une autre dimension. Emmenés avec entrain par ce commandant de bord poétique qu'est Arezki Metref. C'est toute la magie d'une lecture captivante. Et le bouquin d'Arezki en fait indéniablement partie. A la base, l'ouvrage rassemble des chroniques de l'auteur parues dans Le Soir d'Algérie sous le titre générique : Balade dans le Mentir/Vrai. Mais dès les premières pages, on réalise assez vite que La Traversée du Somnambule est loin de se résumer à une simple compile de chroniques pour s'ériger en œuvre littéraire à part entière qui transcende le temps. L'éphémère et le contingent… Réalisme magique à la Marquez En quatrième de couv', Arezki donne quelques indications au lecteur au sujet, notamment de ce concept du Mentir/Vrai emprunté à Aragon : «Mentir-Vrai ? C'est par ce concept que Louis Aragon définissait la littérature. Un recours à la fabulation pour dévoiler le réel», explique-t-il. L'auteur de Priorité au Basilic (Domens, Pézenas, 1997) ne manque pas de rendre grâce à Fanny Colonna de l'avoir incité à réunir ses textes paraissant à la «der» du Soir. «Il faut absolument que tu en fasses un livre !» l'implorait la délicieuse anthropologue qui nous a quittés depuis. «Elle me disait que l'utilité d'un tel document consistait avant tout à balayer un préjugé. Même dans les pires moments d'enfermement dans l'Algérie des casernes et des mosquées, on trouvait des gens qui franchissaient les frontières physiques et mentales pour aller à la rencontre d'un livre ou d'un écrivain». Et c'est tout l'esprit de cette traversée somnambulique d'un Metref insomniaque qui, un soir de juillet 1978, de retour d'un long voyage à Cuba, sonné par le jet-lag, découvrait dans un petit appartement parisien du 5e arrondissement, un curieux volume qui allait d'emblée le happer : L'Automne du Patriarche. «Je ne devais plus lâcher une ligne de Gabriel Garcia Marquez», confie l'ancien Grand reporter d'Algérie-Actualité. Le Nobel colombien, qui hissa le réalisme magique au rang d'école littéraire, n'allait pas seulement se contenter d'habiter ses nuits mais aussi lui inspirer ce «compromis immémorial entre journalisme et littérature». «Dans l'imaginaire, il y a un gisement de merveilleux qui ne demande qu'à venir à la rescousse du jour affadi», revendique Metref. L'écrivain-chroniqueur clame également, à l'enseigne des «influences», celle d'un autre maître enchanteur sud-américain : l'Argentin Jorge Luis Borges. «Oum bahraq, mon vieux !» Metref attaque par Rainer Maria Rilke et son conseil à un jeune esthète, Franz Xaver Kappus. Le divin poète autrichien n'a que ces mots pour le guider, le renvoyant à son continent intérieur : «Personne ne peut vous apporter conseil ou aide. Personne. Il n'est qu'un seul chemin : entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire !» Et Arezki qui décrypte avec humour : «Oum bahraq, mon vieux !» «Rilke qui connaissait le chemin de solitude de l'écriture savait quelle direction le jeune poète devait prendre, celle de l'immersion dans ses propres abysses». Dans la foulée, Arezki Metref nous en dit un peu plus sur le propos de cette série littéraire : «Sans fausse modestie — ni vraie, d'ailleurs —, j'invoque Rilke pour introduire le récit de quelques rencontres avec des femmes et des hommes de plume reconnus qu'il m'a été donné de vivre. Si je les raconte, ce n'est pas par une de ces ‘‘postures'' amplement répandues dans les temps de l'infatuation et du rase-motte que nous vivons, mais pour partager des souvenirs de situations qui ont peut-être, au-delà de ma personne, acquis du sens pour un plus grand nombre. Je crois avec d'autres avoir compris, à l'occasion de maintes brisures, que la vérité qui m'intéresse est précisément dans l'intériorité préconisée par Rilke…». Avec son style relevé et sa plume alerte, Metref nous brosse au fil de cette balade homérique et littéraire un portrait intimiste et baroque de la littérature du XXe siècle à travers quelques-uns de ses hérauts convoqués au détour d'une anecdote, d'une lecture, d'une rencontre, réelle ou fantasmée. Derrida, Borges, Naguib Mahfouz, Toni Morisson, Milan Kundera, Albert Cossery, Boris Vian, Nabokov, Alberto Moravia, Jules Roy ou encore le poète cubain Nicolas Guillén. Autant de monstres sacrés que Metref va s'employer avec virtuosité à affranchir de leur carcan de marbre pour les restituer dans leur humanité. Autre vertu de cette anthologie foisonnante : le livre fourmille de (tendres) références à quelques noms illustres de la culture algérienne : Assia Djebar, Mohamed Dib, Tahar Djaout, Malek Alloula, Nabile Farès, Rachid Mimouni, Noureddine Saadi, Denis Martinez, Azzeddine Meddour, Ahmed Azeggagh… Ainsi, par un savant télescopage des dates, l'auteur évoque, ressuscite d'autres époques, avec juste ce qu'il faut de nostalgie. A la faveur d'une escale marseillaise qui l'entraîne sur les pas de Denis Martinez, il note : «Cette évocation me replonge dans les années 1970 lorsque, chez lui, à Blida, autour des autoéditions avec Hamid Tibouchi, Laghouati, Mohamed Medjahed, Oussama Abdedaïm, Tahar Djaout, on lui rendait visite pour des après-midi voués à la peinture et à la poésie off. A croire qu'il transportait avec lui un élan poétique puisé au fin fond des entrailles populaires pour le faire rejaillir partout où il se trouvait. Et ce soir-là, face à la même mer, mais depuis une autre rive, on serait presque revenus aux origines. Tous ceux qui constituaient nos sources littéraires dans le chaos et le génie nietzschéen — ‘‘Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse'', Nietzsche — s'étaient donné rendez-vous ici, dans notre imaginaire. Je revoyais Sénac portant la croix de sa marginalité. Je revoyais Djamel Amrani traînant sa peine et l'ardeur de son appétit de vivre. Je revoyais Kateb Yacine et son feu intérieur inextinguible. Je revoyais Messaour Boulenouar et sa tranquille épopée». «Un vent archiviste» Des écrivains, des livres, des vies… Mais aussi des villes : Paris, Berlin, La Havane, Le Caire, Varsovie, Vienne, Salzbourg… sillonnées à la manière d'un boustrophédon par ce bourlingueur infatigable, ami des trains et des bouges populaires. Sans oublier El Harrach de son adolescence, potache flamboyant faisant ses classes au Lycée Abane Ramdane, curieux de tout, passionné de théâtre et mû par une formidable fougue libertaire. Sa jeunesse harrachie donc, racontée avec panache, comme cette «ode» à l'ennui, avec la verve d'un Pessoa : «La canicule tasse le contour des objets, les vidant de leur matérialité. On ne perçoit que des formes brouillées et inconsistantes. C'était censé être les vacances. Ah oui ? Holidays ? Un long tunnel de jours équarris sous des soleils obliques, une lumière à arracher la rétine — réminiscence horrifique de l'incision au rasoir de l'œil dans Le Chien andalous de Luis Buñuel avec la complicité de Dali —, et ce sacré lambeau d'El Moudjahid plaqué contre le mur par un vent archiviste. Chaque fois que je pense à cet ennui qui habita l'adolescence dans l'Algérie de Boumediène, je revois le vent soufflant du Sud et cette page de journal punaisée par une force éolienne». Vous l'aurez compris : dans la Traversée du Somnambule, il y a de quoi se régaler. Poésie vivante à profusion. Servie par une plume truculente, sensible, élégante au possible, celle d'un écrivain protéiforme maîtrisant parfaitement ses gammes. «On peut lire les vingt-sept chroniques qui suivent comme des tranches de vie glanées aux quatre coins du monde et magnifiquement rapportées», écrit Boualem Sansal (qui a préfacé le livre), avant d'ajouter : «C'est un régal dont on ne se lasse pas. On peut aussi les lire comme vingt-sept leçons d'écriture. S'ils sont avisés, les écrivains débutants en tireront un grand profit, ils sauront combien l'art se nourrit de simplicité et d'empathie : s'ils sont déjà expérimentés, ils découvriront que l'expérience n'est pas tout, il faut aussi de la magie, la touche innocente du maître». Arezki Metref n'a qu'un seul regret : celui de ne pas avoir rencontré Marquez pour lui dire simplement : «Saludo, Maestro !» Référence à une anecdote rapportée par «Gabo» lui-même. Un jour de 1957, alors qu'il est correspondant à Paris d'un journal colombien, Marquez croise, boulevard Saint-Michel, Ernest Hemingway qui allait son chemin sur le trottoir d'en face. Marquez s'arrête net, le hèle de loin en s'écriant : «MAESTROOOO !». Et Hemingway qui lui rend la politesse en agitant la main : «ADIOOOS, AMIGO !». Commentaire de Marquez (cité par Metref) : «Dans cette foule, son salut aurait pu s'adresser à n'importe qui, mais Hemingway savait que s'il y avait là un seul maestro, ça ne pouvait être que lui». Et nous aussi, nous n'avons qu'un seul mot pour l'ami Arezki en fermant ce grimoire : «Saha, Maestro !»