Rachid Mokhtari reste fidèle aux éditions Echihab où il alterne, depuis quelques années, la publication d'essais et d'œuvres de fiction. Son dernier roman « Moi, Scribe » vient juste de sortir. Il en a présenté, samedi dernier, les grandes lignes lors d'une rencontre à la librairie internationale que gère l'éditeur à Bab El Oued. D'emblée, il a expliqué que dans le livre, il ne s'astreint pas « à narrer une histoire qui aurait un début et une fin ». Selon lui « la fiction et les pouvoirs qu'elle offre est plus forte que la réalité ». Il privilégie une architecture du texte qui laisse la part belle à l'onirisme, aux allégories et à la richesse métaphorique. L'auteur convoque les techniques romanesques qui utilisent les articles de presse, les slogans politiques ou publicitaires. Le temps historique qui ravive l'émigration, évoque la bêtise des censeurs à la radio, les amours des jeunes ou le terrorisme. Il heurte un temps mythique. De fait, l'écrivain semble s'inscrire dans une lignée d'auteurs, qui comme Kateb Yacine, Mourad Bourboune, Nabil Farès ou le Marocain Khair-Eddine convoquent et interrogent les ancêtres et les mythes fondateurs. Le roman de Mokhtari s'achève d'ailleurs par une résurrection d'« Ath Lakharth », une procession de morts, comme pour protester contre ces temps de reniement et de dévalorisation de la parole. « Un pays sans pays » A la saison de la cueillette des olives, les étourneaux ont déserté le ciel d'un hameau de montagne où d'étranges mœurs ont dénaturé la vie des habitants. « La société a perdu sa vie symbolique, l'art et le pouvoir de composer des légendes », « le ver est dans le fruit » « un pays sans pays » sont deux affirmations qui traversent tout le livre. Elles sont dans la bouche du patriarche ou de l'oracle symbole d'un monde qui meurt et chez les jeunes comme Karim Ka ou Zeina désemparés, sans passé ni avenir. Les autorités municipales ont aplani le vieux cimetière pour bâtir un immense supermarché, symbole de cette société de consommation qui altère les comportements des jeunes, sans ancrage et livrés à eux-mêmes. Un antagonisme traverse tout le livre, celui du Scribe, porteur d'une mémoire oubliée et refusée et le maire du PPCL, un parti qui sous des apparats de démocratie est un pantin ridicule et sans consistance. L'un se remémore les lettres qu'il écrivait et recevait des émigrés et l'autre gesticule comme un pantin , poussant sous un paravent de modernité sa femme et les filles de la contrée à un comportement loufoque. Le scribe, personnage que l'auteur inscrit dans une vieille tradition maghrébine, s'occupait d'abord du classement et du traitement des archives liées aux disparus. Il se verra ensuite confier la réécriture d'une pièce de théâtre de Karim Ka. C'est un jeune animateur à la radio, dont Mokhtari en familier des lieux, nous décrit le comportement des petits bureaucrates soucieux seulement de préserver un salaire et une situation. Plusieurs voix se mêlent néanmoins à la sienne. Ses souvenirs s'imbriquent avec l'évocation d'un mal mystérieux qui ronge les esprits et les oliviers d'Imaqar, le village qui sert de décor à maints écrits de l'auteur. Roman polyphonique, il déploie plusieurs voix qui se chevauchent et s'entrechoquent. Il y a celle du scribe qui dans une autre vie était le dépositaire des secrets des femmes d'émigrées « mots à peine dits, qui viennent dérouler leur alphabet sur l'espace vierge d'une feuille de papier noircie de vies, d'attentes, de malheurs et de joies éphémères » (p. 131). Cela nous vaut d'ailleurs quelques belles pages sur la poésie liée à l'émigration à qui l'auteur est très attaché, ayant immortalisé ses grands chantres comme Zerrouki Allaoua ou El Hasnaoui dans des livres. L'influence de Rachid Boudjedra est visible dans certains passages. Autant que lui, il réussit cette prouesse de faire vivre des êtres de chair et de sang plutôt que des personnages sans épaisseur. Il use de beaucoup de dérision et de fantasmagories sur le monde et la symbolique des oiseaux pour, dit il, « jouer de thèmes aussi sérieux que la mort, la politique », brouillant aussi les frontières entre la réalité et l'imaginaire.