« 9.000 cassettes de Lounis par jour, des fois c'était même un peu plus », se souvient-il. Rien et personne n'est mieux indiqué que ce vendeur d'Alger, depuis reconverti dans la vente des DVD, pour mesurer le recul d'audience d'un des plus grands interprètes de la chanson kabyle. « Mieux, il m'est arrivé de fourguer les cassettes des autres chanteurs qui s'écoulaient difficilement à celui qui demandait un carton supplémentaire de celles de Lounis ». La vente concomitante n'était pas au milieu des années 80 l'apanage des gérants de Souk El Fellah. Le chanteur dont la timidité n'avait d'égale que le talent, était alors au sommet de sa gloire. Entamée avec des bluettes sur les amours juvéniles (Louiza, Savr Ayouliw, Athine mahnagh, asligh utaxi ...) et des thèmes aussi galvaudés que la malchance ou la séparation, elle s'orienta vite vers des sujets de société, en prise avec les réalités de l'époque. C'est le temps des fresques sur l'émigration, l'omnipotence du parti unique ou les séquelles de la guerre. Si la musique ne semble pas constituer le souci principal du chanteur qui ne renie pas les canons du folklore, la puissance de sa poésie et la richesse de ses métaphores ont fait de lui le maître. Il avait presque fait oublier Slimane Azzem, qu'on disait inégalable pour l'éternité. Il a tout chanté l'artiste, des illusions de la jeunesse, de la souffrance des parents durant la guerre, à la froideur de l'exil. Son répertoire est une fenêtre d'où l'on peut observer l'évolution de la société sur plus d'un quart de siècle. Il a évoqué ses beautés, révélé ses lumières et pourfendu ses archaïsmes et ses tares. Il a sublimé les amours, remué les cœurs et pénétré les âmes. Gare à celui qui oserait méconnaître ou diminuer de sa valeur. Au début des annéés 80 un chef d'orchestre, le défunt Abdellah Kerriou, utilisa dans une interview dans Algérie-Actualité, à propos de sa musique, le mot de « chansonnettes ». Ce fut un tollé. Image parlante Les temps ont changé. On l'écoute davantage par reconnaissance et nostalgie. Personne, hormis peut-être Matoub Lounès, ne l'avait pourtant bousculé. La force de la poésie ne suffit plus à l'heure ou l'on aime s'écouter, parler plus que tendre l'oreille. Il n'est pas seulement victime de la mévente de ses produits à cause d telechargement. Depuis quelques années, il avait entrepris avec un de ses fils un travail d'innovation survenu un peu trop tard. Le plus grand handicap du chanteur n'est pas là. Avec la liberté de parole retrouvée par les partis, la presse, la chanson à texte est en perte de vitesse. Il avait excellé dans le genre dans les années 80 avec des titres comme « Ayagu » ou « Aka Ammi ». Dans ses derniers albums, il avait prouvé que son inspiration ne s'est pas totalement tarie, mais il semble bel et bien amorcer une pente. Ait Menguelet paraît en porte-à-faux d'une société dont il peine à capter les rêves et les réalités. Les jeunes vivent une autre époque, où la violence supplante la sagesse, et se tournent vers d'autres idoles dont on admire davantage un discours direct et le clinquant. Un de ses admirateurs a eu recours à cette image parlant. Dans un salon, un père serait en face de son fils. Il est perdu dans ses rêveries. Il s'est enivré d'amours clandestines, attendant de voir la fenêtre s'entrouvrir et l'apparition de la belle. Son fils, affalé dans un fauteuil, se gave de chips infectes. Il l'interroge sur Wiz Khalifa, « ce grand consommateur de drogue », lui précise-t-il. L'homme se lève et rentre dans sa chambre. Il s'est souvenu de Lounis et, d'un pas pesant, s'en alla ouvrir comme lui « l'armoire fermée* ». R. Hammoudi