"Kaïs" Un coquet petit bourg de création typiquement coloniale, en plein pays chaoui, sur la plaine de Remila, au piémont des imposants djebels aurésiens. Pendant qu?ils se gavaient de beaux abricots et des prunes pourpres dont la pulpe succulente avait fait éclater la peau par endroits, il les regardait manger ne pouvant s?empêcher de pousser des soupirs. Les années de labeur au service de la veuve l?avaient usé. Mais il ne voulait rien laisser paraître. Il avait trop peur d?être mis à la porte. Il ne pourrait jamais vivre sans les enfants. Il aurait bien voulu que leur père le prenne chez eux à Batna, mais c?était, semble-t-il, chose impossible. Mais un sourire revint sur ses lèvres. Il voyait ses petits grandir. Il savait qu?ils viendraient le prendre pour vivre chez eux, qu?ils l?entoureraient de soins et d?amour, qu?ils se disputeraient pour lui, chacun voulant le prendre chez lui. Mais il savait, lui, qu?il irait vivre chez Aziz, son préféré. Mais les années allaient lui réserver un tout autre sort. Plus tard, en effet, ses trois petits devinrent des hommes. Ils s?étaient entre-temps détachés de lui. Djamel et Nabil s?étaient mariés et s?étaient établis. La grand-mère, devenue apoplectique, avait été emmenée par son fils à Batna. La maison de Kaïs avait été vendue. Aziz était parti finir ses études en France. B?ba Hammed fut abandonné comme une chaussure usée. Ceux qu?il aima tant l?oublièrent. Les longues lettres qu?il leur écrivait les indisposèrent. Le père des enfants, qui lui rendait visite une fois l?an après l?Achoura, lui glissait furtivement quelques billets et partait précipitamment, ne se retournant jamais pour ne pas voir les larmes d?amertume. Il avait tout de même réussi à le caser dans une salle de classe d?une vieille école désaffectée. Devenu grabataire, B?ba Hammed ne sortait presque jamais du lit. Un vieux compagnon de dominos, l?épicier Bouzid, était le seul à lui rendre visite. Il lui ramenait tous les jours de quoi manger, des médicaments, lui racontait les derniers potins du village. Mais le c?ur n?y était plus. Un jour il reçut la visite de Djamel. C?était devenu un beau jeune homme. Le c?ur de B?ba Hammed battait à tout rompre. Djamel était venu pour l?emmener, c?est sûr ! Mais après quelques banalités qu?il disait en lorgnant sans cesse sa montre, celui-ci s?excusa de devoir repartir et en sortant, caressa la ceinture qui pendait du pantalon de B?ha Hammed, posé sur une chaise : «C?est une belle ceinture que tu as là ! Sais-tu qu?elle est à la mode ? Tu me la donnes ?» Quelques jours plus tard, B?ba Hammed rendit l'âme. Par un après-midi pluvieux et triste. seul Bouzid, l?épicier, assista à son enterrement. Il pesta longuement contre la boue et l?ingratitude des hommes.