Il n'a pas vraiment fière allure, le croiseur «Amiral Charner» ! Malgré ses quatre mille tonnes et ses douze canons, il fait figure d'ancêtre au sein de la marine nationale française. Depuis trente-trois ans qu'il a été construit, il traîne encore, avec ses moteurs poussifs, sa silhouette surannée sur les mers du globe. Sa radio est perpétuellement en panne, ses pièces d'artillerie plus vraiment précises, les couches de peinture successives cachent mal la rouille qui le ronge. Il ne devrait plus naviguer depuis longtemps, seulement voilà : «A la guerre comme à la guerre», comme on dit, et il a repris du service. Car c'est la guerre en ce mois de février 1916. Elle fait rage partout et principalement en Méditerranée où l'«Amiral Charner» a été affecté. On ne lui demande pas de prendre part à des combats, ce serait un véritable suicide avec l'armement qui est le sien, mais de faire des missions de surveillance. C'est ainsi qu'il est parti de Rouad, au Liban, le 7 février au soir, et qu'il a mis le cap sur Port-Saïd, en Égypte, qu'il doit atteindre le 10. Pendant son trajet, il doit signaler tout navire suspect... enfin, si sa radio fonctionne. Nous sommes le 8 février à l'aube. Il est 6h 40. Des coups de sifflet retentissent. C'est l'heure du réveil pour l'équipage, composé de quatre cent vingt-sept officiers et matelots. Comme les autres, le quartier-maître Joseph Cariou, vingt-deux ans, bondit du hamac qui lui sert de couchette et se rend au pas de gymnastique sur le pont bâbord pour l'appel. Comme beaucoup d'autres, Joseph Cariou est Breton et comme beaucoup également, il exerçait la profession de marin pêcheur avant d'être mobilisé. Il est natif de Clohars-Carnoët, dans le Finistère, où il a laissé son épouse Maryvonne Et Maryvonne l'attend, comme le veut le sort des femmes de marins plus douloureux encore en temps de guerre. Elle attend un enfant, aussi. Ils espèrent tous les deux que ce sera un garçon. Joseph Cariou frissonne en arrivant sur le pont. On a beau être tout près du Liban, c'est quand même l'hiver et il ne fait pas chaud. Le temps n'est pas seulement froid, il est brumeux Normalement, on devrait apercevoir la côte, qui n'est pas loin, mais elle est invisible. C'est aussi à cause de la brume que ni lui ni ses camarades n'aperçoivent pas le sillage de la torpille qui vient vers eux. Il est 6h 42 et c'est l'enfer ! Touché en son centre, le croiseur «Amiral Charner» se disloque instantanément. Il coule en quelques secondes, écrasant les hommes sous ses tonnes d'acier et créant un tourbillon fantastique qui noie ceux qui n'ont pas été assommés. Le naufrage a été si rapide qu'il n'a pas été possible d'envoyer un SOS, d'ailleurs la radio était en panne depuis la veille au soir. Le quartier-maître Joseph Cariou a eu à peine le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Il y a eu un bruit fantastique, il a vu le marin qui était à ses côtés être projeté contre un canon et sa tête exploser. Lui-même s'est retrouvé dans la mer. II a été aspiré au fond, il a cru qu'il allait mourir, mais en luttant de toutes ses forces, il a réussi à revenir à la surface. A présent, il nage dans l'eau froide, en compagnie des autres rescapés. L'«Amiral Charner», avec ses quatre mille tonnes et sa silhouette surannée, a totalement disparu. Il n'en reste rien que quelques débris. Parmi eux, il y a heureusement deux radeaux, un plus grand, sur lequel une cinquantaine d'hommes arrivent à prendre place et un plus petit, sur lequel Joseph monte, avec treize autres compagnons. Le courant sépare rapidement les deux embarcations de fortune. Le grand radeau ne tarde pas à disparaître. Personne ne le reverra plus. (à suivre...)