En ce printemps 1932, la vie est morose aux États-Unis. C'est la grande crise, consécutive au krach de 1929. Les chômeurs se comptent par millions, les files d'attente s'allongent devant les soupes populaires, les suicides de chefs d'entreprises en faillite ou d'actionnaires ruinés se multiplient... C'est dire que ce snack-bar minable du centre de Dallas est la parfaite illustration des temps difficiles qu'on est en train de vivre. On y trouve de quoi manger pour quelques dizaines de cents et il ne désemplit pas. Encore s'agit-il là de privilégiés qui ne sont pas obligés de mendier leur nourriture. Pour ceux qui ont subitement été plongés dans la misère, la mendicité est, en effet, la seule solution ou, du moins, l'une des deux issues, car il en reste une autre : le banditisme. Et c'est cette dernière qu'a choisie le jeune homme qui vient d'entrer dans l'établissement. Il a vingt-quatre ans, il est né non loin de là, à Telaco, au Texas. Il s'appelle Clyde Chestnut Barrow et il n'a connu que des déboires depuis qu'il est au monde. Il s'est mis un jour à commettre des petits délits et il a continué jusqu'à ce qu'il se fasse prendre. Il sort tout juste de la prison de Hunts ville où il a été enfermé pour vol ; il vient d'être libéré sur parole. Mais il est recherché pour d'autres vols dans plusieurs villes du Texas et il suffirait qu'il soit reconnu lors d'un simple contrôle d'identité pour qu'il retourne derrière les barreaux. Il a pourtant décidé qu'il ne se laisserait plus prendre, et porte sur lui une arme redoutable, qu'il a confectionnée lui-même : un fusil à canon scié, logé dans une poche le long de la jambe droite de son pantalon. Il s'est entraîné à dégainer : il lui faut deux secondes exactement, juste un peu plus que pour un revolver, mais avec des résultats autrement dévastateurs. Malgré les projets violents qu'il a en tête, Clyde Barrow n'a pas le physique d'une brute sanguinaire, loin de là. Il est grand et mince, avec des traits réguliers, le teint pâle et des cheveux très bruns, qui ondulent naturellement. Il ne fait pas son âge, il a l'air d'un jeune homme de bonne famille plutôt timide ; pour un peu, on lui trouverait des allures romantiques. — Vous désirez ? Clyde lève les yeux... La serveuse lui sourit. Elle a, à peu près le même âge que lui, elle n'est pas très grande, elle a le corps menu, une magnifique chevelure blonde tirant sur le roux, des yeux marron malicieux. Elle lui sourit toujours. Il est si troublé qu'il en oublie de répondre à sa question, et lui en pose une autre — Vous vous appelez comment ? — Bonnie Parker et vous ? — Clyde Barrow. — C'est la première fois que je vous vois ici... — Je viens de Hunts ville, je sors de prison. Mais j'ai peur d'y retourner. Clyde Barrow ne sait pas pourquoi il vient de faire cette confidence à cette inconnue. Ou plutôt si, il sent qu'il se passe en lui quelque chose d'imprévu et d'extraordinaire... La jeune serveuse lui sourit toujours. — Il faut vous cacher. — Mais où ? — Chez moi. — Chez vous ? Vous n'avez pas peur ? Bonnie Parker a un petit rire qui fait s'agiter sa chevelure blond-roux. — La prison, je sais ce que c'est ! Mon mari y est. Et il n'est pas près d'en sortir : il en a pris pour quatre-vingt-dix-neuf ans... Bonnie Parker s'appelle en réalité Bonnie Thornton, Parker est son nom de jeune fille. Elle a vingt-deux ans, elle est née dans une petite ville du Texas, comme Clyde Barrow, et elle a connu un début d'existence tout aussi médiocre que le sien. Elle s'est mariée à seize ans et son mari s'est fait prendre trois mois plus tard dans une attaque de banque à main armée. Elle n'a pas divorcé, mais depuis elle se considère comme libre... (à suivre...)