Il est minuit, sur une route de Hongrie, le 17 décembre 1956. Une jolie femme, aux yeux en amande et au nez retroussé, à la silhouette mince et fragile, marche dans la neige, courbée dans la tempête. Par moments, entendant un grondement, elle franchit le fossé, s?enfonçant dans la neige jusqu?aux cuisses, et se cache derrière un arbre. Déchirant le rideau de neige, un camion apparaît, orné de l?étoile rouge soviétique. Il passe devant elle, chargé de soldats emmitouflés. Quelquefois, derrière ce camion, il y en a beaucoup d?autres et la jeune femme attend longtemps. Dès que le feu rouge du dernier camion disparaît, elle revient sur la route. Elle n?est pas la seule. De-ci, de-là, des ombres muettes, titubant sous leur baluchon, sortent de la forêt. Beaucoup cheminent à la lisière des champs. La jeune femme s?écarte par instants, pour laisser le passage aux chevaux d?une charrette que le conducteur commande à voix basse. Elle sent longtemps le regard de ces malheureux peser sur elle, car, bizarrement, ils se croisent. Ils courent vers la frontière, mais la frontière est dans son dos. Ils vont se réfugier en Autriche, elle en vient. Elle va vers ce que tout le monde a fui, vers Budapest où les chars soviétiques ont imposé leur loi à chaque carrefour. Il est maintenant trois heures du matin. La neige est de plus en plus épaisse. Sur la route de Budapest, la jeune femme trébuche à chaque pas. Le vent qui s?engouffre sous son fichu lui glace le visage. Ses pieds gelés la font horriblement souffrir. Elle ne peut espérer qu?un voiture amie aille vers Budapest. Soudain, elle voit son ombre s?allonger sur la neige. Elle se retourne. Elle est dans le faisceau d?un phare blanc aveuglant. Elle n?a rien entendu et le phare ne bouge pas. C?est elle qu?il éclaire. Comment se fait-il qu?elle n?ait rien entendu ? Le vent peut-être ? A moins que ces hommes aient arrêté leur moteur de loin pour mieux la surprendre. S?écartant un peu du faisceau, elle distingue un side-car. Deux silhouettes emmitouflées sautent lourdement, faisant craquer la neige sous leurs bottes. Ils ont de très longs manteaux. Dans le silence, la jeune femme entend un bruit de culasse. Ce sont des Russes. Elle ne cherche pas à leur dissimuler son identité. Au contraire, elle compte sur sa réputation. Elle est la plus célèbre danseuse de Hongrie. Elle a dansé à Moscou, au Bolchoï. Prague, Varsovie, Bucarest se la disputaient. On l?a présentée à Khrouchtchev et à Boulganine. «Qui êtes-vous ? ? Dora Csinady.» Mais on n?imagine pas combien des Yakoutes, des Turkmènes ou des Mongols, même s?ils savent conduire un side-car, peuvent ignorer le théâtre Bolchoï. Les deux soldats n?ont qu?une réponse : «AVO. ? Mais je suis Dora Csinady, voyons ! ? AVO, répètent les Russes. ? Dora Csinady, la danseuse !» Rien n?y fait. Dora Csinady attend avec les deux soldats, sur le bord de la route, le camion militaire qui va l?emmener à la ville voisine pour être livrée à l?AVO. L?AVO, c?est la police secrète communiste hongroise. Dispersée par l?insurrection populaire, elle vient partout de se reconstituer avec l?aide des chars soviétiques. Cette fois, Dora sait qu?elle va mourir. Un peu plus tard, sur un banc, dans l?atmosphère glaciale d?une antichambre sans chauffage, elle grelotte dans ses vêtements trempés, au milieu de pauvres gens apeurés. L?un après l?autre, trois hommes, fumant nerveusement des cigarettes à bout de carton doré, traversent la pièce. Ils jettent sur ces gens un regard de haine froide. Ils dévisagent avec plus d?attention cette femme épuisée grelottant sur son banc. Lorsque le policier leur murmure un mot à l?oreille, ils reconnaissent la jolie femme aux yeux en amande et au nez retroussé. Tandis qu?ils passent la porte de leur bureau, sous le masque de leur indifférence appliquée, Dora devine une satisfaction sans borne. Car de toutes les étoiles, elle était l?Etoile : si haute dans le ciel hongrois que les hommes au pouvoir n?ont jamais pu l?atteindre. Dora s?est mariée avec un médecin hongrois, un homme brave et affable, sensiblement plus âgé qu?elle, qui dirigeait l?Institut des sciences agronomiques. Il avait de grands cheveux romantiques et de bons yeux de savant derrière ses lunettes. Une petite fille est née, qu?on a appelée Dora comme sa mère. (à suivre...)