Si, lors d'un voyage dans le beau pays du Dauphiné, il vous arrive de passer à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, un bourg de mille deux cents habitants non loin de Grenoble, vous serez accueilli par une étonnante pancarte : «Patrie de Louis Mandrin.» Et ce n'est pas tout. Un peu plus loin, comme pour dissiper toute équivoque, la place du village a été baptisée «place Louis-Mandrin, capitaine des contrebandiers de France». Un peu plus loin encore, on vous montrera la maison natale de la mère du héros et, à l'extérieur de l'agglomération, la «grotte à Mandrin» où il entassait prétendument son butin. Il n'est pas fréquent, c'est le moins qu'on puisse dire, qu'une cité se réclame d'un hors-la-loi. Alors, pourquoi une renommée aussi paradoxale ? La raison tient en une seule phrase, que vous entendrez peut-être si vous conversez avec les habitants du lieu : «Il défendait les petits contre les gros.» Louis Mandrin a-t-il donc été une sorte de Robin des Bois français ou bien tout cela n'est-il qu'exagération, partialité, esprit de clocher ? Une chose est certaine, en tout cas : un tel personnage sortait forcément de l'ordinaire. C'est il y a un peu moins de trois siècles, le 11 février 1725, que Louis Mandrin voit le jour à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs Il est l'aîné des dix enfants de François Mandrin et de Marguerite Veyron-Churlet. Son père, marchand de bestiaux, a en outre une échoppe qui sert à la fois de mercerie, de quincaillerie et d'estaminet. C'est loin d'être la misère, mais ce n'est pas la richesse non plus, ce qui n'empêche pas le jeune Louis d'être élevé dans un climat de révolte, voire de rébellion. Ce n'est pas propre à sa famille ni même à son village, mais à toute la province qui est animée du même esprit : le Dauphiné est le pays des contrebandiers et, s'ils sont en si grand nombre, c'est à cause des impôts. La fiscalité de l'Ancien Régime est particulièrement injuste puisqu'elle ne frappe que les roturiers, la noblesse et le clergé étant exemptés, ce qui sera, comme chacun sait, une des causes de la Révolution. La taille, la dîme, les corvées sont unanimement détestées, mais les impôts indirects sont plus impopulaires encore. Le plus connu, la gabelle, qui frappe le sel, est de loin le plus lourd. On peut s'en étonner car une taxe sur le sel ne rapporterait aujourd'hui pas grand-chose. Mais le salage est à l'époque l'unique mode de conservation des aliments. Le saloir est l'équivalent de notre réfrigérateur. Il ne s'agit pas de relever le goût des aliments à l'aide d'une pincée ou deux, mais de les enrober tout entiers, comme dans de la glace. Aussi faut-il d'énormes quantités de sel. Sans lui, c'est la disette assurée. A côté de cela, d'autres marchandises plus ou moins utilisées dans la vie quotidienne sont taxées de droits considérables, comme le tabac, la poudre à fusil, certaines étoffes et certains objets manufacturés. Le mode de perception renforce encore la lourdeur et l'injustice des droits indirects. Ils ne sont pas encaissés directement par l'État, comme on pourrait l'imaginer, mais confiés aux riches fermiers généraux réunis dans un organisme central : la Ferme. Chaque année, celle-ci négocie avec le gouvernement le montant global des impôts indirects et verse la somme à l'État, à charge pour elle de recouvrer ensuite la taxe. Comme on peut s'en douter, la Ferme a tout intérêt à ce que l'impôt lui rapporte plus que ce qu'elle a avancé et elle a cet effet une foule d'agents armés. Le peuple les a surnommés «gâpians», du nom de ces oiseaux de mer qui fouillent inlassablement les rochers et même les décharges à la recherche de nourriture. Leur action est terriblement efficace et il n'est pas rare que les impôts rapportent à la Ferme trois fois ce qu'elle a payé au roi. (à suivre...)