Il n'y a pas grand monde gare de l'Est lorsqu'arrive le train Bâle-Paris. Il faut dire que nous sommes le 6 décembre 1860 et que les chemins de fer sont alors loin d'être ce qu'ils seront par la suite. Ce mode de transport encore nouveau fait peur au grand public, qui redoute d'être asphyxié par la fumée dans les tunnels ou qui craint les accidents. Et si la grande gare parisienne est presque vide, c'est qu'il est 4 heures du matin. Le Bâle-Paris a d'ailleurs quelques minutes de retard : il a dû ralentir peu après Troyes, à cause de travaux sur la voie. Les rares passagers descendent de leur wagon chaudement emmitouflés car cet hiver-là, il fait très froid... Lorsqu'il n'y a plus personne, les employés montent à leur tour dans le train. Ils sont deux, chargés de vérifier si rien n'a été oublié. Tout est normal, à part, dans un wagon de première classe, un homme, allongé sur la banquette, qui paraît dormir. On n'y voit pas très bien, en raison de la faible lumière des lampes à huile. L'un des employés secoue le passager pour le réveiller. — Monsieur ! Eh, monsieur ! Soudain, il pousse un cri, regardant sa main avec horreur. Son collègue demande : — Qu'est-ce que c'est ? Du sang ? L'employé est livide. — Non, c'est de la cervelle... Peu après, les policiers du quartier Saint-Louis, dont dépend la gare de l'Est, sont sur les lieux. L'homme, âgé d'une soixantaine d'années, devait appartenir à la meilleure société, car il est habillé avec recherche. Nul besoin d'être médecin pour avoir la certitude qu'il est mort. Il porte une blessure terrifiante à la tête : toute une partie du crâne a été emportée et de la cervelle a effectivement giclé un peu partout. A priori, il pourrait s'agir d'un suicide, mais comme il n'y a aucune arme à proximité ni dans le compartiment, c'est forcément un meurtre. C'est même sans doute un meurtre crapuleux, car les poches du mort sont entièrement vides. Un moment, les policiers craignent qu'il faille un certain temps pour l'identifier, mais les bagages accompagnés, qui voyagent dans le dernier wagon sous la garde d'un employé, ont tous été retirés sauf un. Il s'agit d'une valise au nom de Louis Poinsot, résidant au 12, rue de l'Isly, à Paris. L'identité de la victime donne plus d'importance encore à ce crime. Il s'agissait d'un homme de premier plan, un juriste renommé, président d'une des chambres criminelles de la cour de Paris. Il allait avoir soixante ans. C'était également un homme riche, qui possédait une importante propriété en Champagne, à Chaource, près de Troyes. Il avait pris le train dans cette ville et rentrait à Paris pour ses activités. Il devait, en effet, siéger au Palais de Justice dans la matinée du 6 décembre. La personnalité du président Poinsot complique également l'affaire, en laissant planer la possibilité d'un crime politique. C'était un homme d'extrême droite. Il avait été révoqué à la révolution de 1848 mais, avec l'Empire, sa carrière avait connu un avancement soudain. Il était président de chambre depuis 1857. Ce n'est pas tout, il avait ses entrées à la cour impériale et on dit qu'il aurait rendu des services secrets au régime, qu'il aurait, en particulier, étouffé des scandales. Il aurait eu en sa possession des documents secrets et compromettants pour des personnes haut placées, que, par sécurité, il gardait dans sa propriété de Chaource. Le jour de sa mort, il était peut-être allé chercher certains d'entre eux à la demande des intéressés et l'assassin l'aurait tué pour s'en emparer. Le soin avec lequel il a été dépouillé pourrait le laisser supposer. (à suivre...)