Il y avait autrefois un duc de Bretagne que le peuple surnommait «Le Bon». Son nom était Jean le Troisième et il régnait sur le bout du monde celtique depuis l'an 1312. Comme il convient à un duc de Bretagne, Jean III, entouré de ses vassaux, courtisans, gardes et gentes dames, se promène un jour quand son attention est attirée par un attroupement populaire. A l'époque, les Bretons n'arborent pas les traditionnels chapeaux ronds à longs rubans, les Bretonnes n'ont pas encore eu l'idée de la première coiffe en dentelle. Mais on croit déjà aux esprits, aux fantômes, aux revenants et aux sorcières. C'est justement d'une sorcière qu'il est question ce jour-là. Parmi les cris bretonnants, le duc perçoit des injures et des malédictions. II voit de loin des mains qui brandissent des pierres. Pas de doute, il y a de la violence et de la mort dans l'air. Jean III le Bon fait avancer ses gardes pour disperser la foule hurlante et il approche lentement sur son cheval au pas qu'un écuyer maintient par la bride : — Que se passe-t-il céans ? Un des bons sujets s'avance, son bonnet de toile à la main, et il met genou à terre pour expliquer, en breton d'autrefois, la juste colère des gens qui sont là : — C'est la vieille Gwenaële, nous nous apprêtons à la renvoyer en enfer pour y rejoindre son maître le Malin. C'est une sorcière malfaisante et nous l'accusons de tarir le lait de nos vaches, d'accabler nos cultures de maladie et de vouloir exterminer toute notre communauté de bons chrétiens. Jean le Bon descend de son cheval gris et s'approche de la vieille. Les explications du délégué au châtiment ne l'ont pas vraiment convaincu. Il tend sa main gantée de cuir souple vers la femme et l'aide à se relever. La pauvresse en haillons se remet sur ses pieds et Jean le Bon s'adresse à la foule soudain calmée : — Gwenaële, que vous accusez d'être une sorcière, n'est qu'une pauvre vieille femme. Désormais, elle est sous ma protection et celle de notre sainte mère l'Eglise. Qu'on la laisse vivre en paix : c'est un ordre ! Jean le Bon saisit une bourse que vient de lui tendre un écuyer ; il en extrait quelques pièces d'argent et les glisse entre les mains sales de la vieille : — Va en paix et sois confiante en la justice, en ton duc et en l'amour de Dieu. La vieille pose sa bouche édentée sur le gant de Jean III : — Monseigneur, je vais te faire un cadeau ! Elle fait un drôle de bruit entre ses dents et soudain, franchissant d'un seul bond une haie toute proche, un lévrier surgit sur la place. L'animal est tout jeune, 1 an à peine. Il vient se frotter aux jupons crasseux de la vieille Gwenaële qui dit : — Voici Yoland, mon chien fidèle. Pour te remercier, Monseigneur, de m'avoir sauvée, je te l'offre. Tu verras comme il sera pour toi un ami fidèle. Et s'il doit te survivre, doux sei-gneur, sache que Yoland n'appartiendra jamais qu'au duc de Bretagne. Yoland se laisse mettre en laisse et, tandis que Jean III et sa suite s'éloignent avec dignité, le jeune lévrier leur emboîte le pas sans même jeter un regard vers la vieille Gwenaële. Le passé est bien mort et la page tournée : le lévrier est déjà tout entier attaché à son nouveau maître. Jean III, bien que bon et bien que duc, est mortel comme tout un chacun. En 1341, le Seigneur va le rappeler à Lui au grand désespoir de ses sujets. Il faut que le duché passe en d'autres mains. Or, chez les Bretons, l'héritage peut aller aux femmes aussi bien qu'aux hommes et c'est une femme, Jeanne de Penthièvre, que Jean III a nommé héritière du titre. A suivre Pierre Bellemare