Lors de mon repli, je passais en trombe devant le magasin en feu de Fitoussi, où Mohamed Allouane et Ali Fettaka avaient lancé leur cocktail Molotov. Sid Ali s'était replié, en empruntant la rue menant vers la brigade de gendarmerie, alors que je m'étais engagé dans le chemin où se trouvait le magasin de Fitoussi. Quand j'arrivais à proximité de son commerce, ce dernier était déjà tout en flammes, la porte étant toujours bloquée de l'extérieur. Je vis ainsi le commerçant qui se démenait comme un fou pour tenter de s'échapper en se laissant glisser à l'extérieur par l'ouverture du cadre d'un des carreaux brisés de la porte vitrée du local. Tout en courant, je voulais l'abattre avec mon pistolet en visant sa tête, mais la balle n'est pas sortie, l'arme a simplement émis un pitoyable chuintement (tcheuf !), car les balles étaient plus petites que les alvéoles du barillet. La vérité est que j'avais cru pouvoir résoudre cette incompatibilité de taille par la débrouillardise, en enrobant les balles dans de petits morceaux de papier journal. Voyant que mon arme était tout à fait inutilisable, je me sentis brusquement gagné par la peur. Des deux côtés de l'avenue principale, les commerçants s'empressaient de fermer leurs magasins ; les passants, affolés, couraient dans tous les sens, évitant de se rapprocher de moi, terrorisés par le pistolet que je tenais bien en vue dans la main droite. (Si on avait su que mon arme était inoffensive, ç'aurait été ma fête et j'aurais certainement été découpé en menus morceaux par la population française !). La patrouille militaire m'avait pris en chasse et me tirait dessus, alors que je m'engageais déjà dans une course effrénée dans le chemin menant vers le pont de Cherchell. Dans ma course folle, me parvenait le concert affreux des cris et des gémissements qu'émettaient les blessés touchés par ma grenade, parmi lesquels je distinguais nettement ceux que poussait le dénommé Zapata le tailleur. Ayant perdu sous le choc subi son très approximatif et rudimentaire français, ce dernier vociférait en espagnol : «Mama mia Mama mia !» Depuis des villas situées de part et d'autre de la rue, des colons s'étaient emparés de leurs pistolets ou de leurs carabines, et, penchés à leurs fenêtres, avaient entrepris de décharger leurs armes sur moi sans, Dieu merci, parvenir à m'atteindre. En fait, je n'ai dû mon salut qu'en m'appliquant à courir en zigzaguant et en profitant de la couverture que m'offraient à la fois les grands platanes plantés sur les bords des trottoirs et la nuit tombante. Les sirènes de la ville s'étaient soudain mises à «hurler à la mort», et à leur hululement lugubre et strident, s'était immédiatement joint celui des camions de sapeurs-pompiers et des ambulances qui crevaient la quiétude monotone de la lourde atmosphère vespérale de Marengo, modèle de la ville coloniale sans problème et sans histoire. La patrouille militaire ainsi que les voitures appartenant à des colons faisant partie de la garde territoriale (composée de volontaires français qui ont fait le service militaire) s'étaient lancées à ma poursuite. (à suivre...) Par Mohamed Cherif Ould El Hocine