Dix septembre 1974. Gérard Lemoine pousse le Portail blanc de la coquette villa qu'il habite avec sa femme, à Lebourdin, dans le Loiret. Il jette un coup d'œil à sa montre : 20 heures... Il s'est un peu attardé en rentrant du bureau parce qu'il appréhendait de se retrouver seul avec sa femme. Maintenant, il va devoir subir la scène inévitable avec Nathalie. Si elle est là... Gérard Lemoine range sa voiture dans le garage à côté de celle de son épouse. Il est vêtu d'un costume de bonne coupe, comme il convient à un cadre de banque. A 45 ans, il est resté bel homme. Il est blond, grand, son visage dégage une incontestable sympathie. Pourquoi faut-il que Nathalie ne soit pas de cet avis ? Cela fait longtemps déjà qu'elle s'est détachée de lui, et depuis quelques mois c'est pire encore... Une forme noire se précipite entre ses jambes. C'est Darling, le chien de la maison... Non, pas «le chien de la maison», le chien de Nathalie, de Nathalie et de... l'autre. Gérard Lemoine lance un violent coup de pied en direction de l'animal et lui jette d'une voix sifflante : — Sale bête ! Darling pousse un petit grognement mais ne s'enfuit pas. Il s'éloigne de quelques mètres et regarde son maître, assis sur son derrière. C'est le bâtard dans toute sa splendeur : une grosse bête au pelage noir et aux longues oreilles, qui tient du labrador et de l'épagneul. Il reste là à le regarder, avec ses grands yeux, sa grosse langue rouge frémissante... Gérard Lemoine s'approche de lui en répétant : — Sale bête ! Un cri de colère éclate derrière lui : Nathalie Lemoine est plantée sur le seuil du garage. C'est une petite femme aux cheveux châtains. A 40 ans un peu passés, elle n'a rien perdu de son charme fait de fraîcheur et de vivacité. Elle dévisage son mari avec une profonde expression de mépris. Gérard Lemoine vient vers elle. Elle le repousse sèchement : — Laisse-moi ! Tu viens du café, n'est-ce pas ? Elle tourne les talons et se dirige vers la maison. Gérard la suit en compagnie de Darling. — Nathalie, écoute-moi... Mais Nathalie ne l'écoute pas. Elle le laisse planté là et monte l'escalier en direction de sa chambre. — Je t'ai préparé à manger. Moi, j'ai déjà dîné. A demain ! Gérard Lemoine se laisse aller dans le canapé... Nathalie n'a rien à lui reprocher, elle s'ennuie avec lui, c'est tout. Et c'est aussi ce qui pouvait arriver de pire. Qu'y a-t-il de plus grave que l'ennui ? C'est quelque chose qui ne se raisonne pas, qui ne se combat pas... S'il n'était pas aussi pris par son travail ou si Nathalie travaillait de son côté, il n'y aurait pas de problème. Mais Nathalie ne travaille pas ; elle ne veut pas. Cela vient de son éducation, de ses parents... Alors, elle occupe ses journées à sa manière. Elle passe son temps avec le voisin, Paul Rozier, l'éleveur de faisans, ce personnage grotesque qui joue au gentleman-farmer. Gérard Lemoine n'a jamais voulu savoir exacte-ment la vérité, par pure lâcheté, mais intérieurement il est sûr... Il tape du poing. Non, cela ne peut plus durer. Il faut qu'il fasse quelque chose ! Darling saute sur le canapé et se couche à ses côtés en frétillant... Il le chasse d'une bourrade. Il hait ce chien que Paul Rozier a offert à Nathalie l'année dernière. Elle l'a appelé Darling. S'il fallait une preuve de ce qu'il y a entre eux, c'en serait une ! Darling, «Chéri», quel nom plus ridicule pour ce bâtard abominable ! Mais non, hélas ! Ce n'est pas ridicule, c'est triste à pleurer : c'est la manifestation tangible, vivante de son infortune ! Gérard Lemoine se lève du canapé. Il vient de prendre une décision : il va commettre un meurtre !... Oui, un meurtre, car c'est bien d'un crime passionnel qu'il s'agit. (à suivre...)