Une troisième fois, on cria l'appel du tsar. Tandis que les frères s'apprêtaient, Ivan demanda : «Donnez-moi un cheval, mes frères, je veux aller voir ! — Oh, la paix, l'Idiot ! Tu nous esquintes tous nos chevaux !» Ils eurent beau faire, ils ne purent lui échapper et lui cédèrent la rosse efflanquée. Ivan la monta, l'égorgea, la jeta. Puis il cria, il siffla d'une voix tonnante : Cheval brun, cheval bai, Coursier sage et avisé, Surgis soudain devant moi, Comme sur l'herbe la feuille des bois ! Cheval mage court, sous ses sabots la terre tremble, de ses yeux jaillissent les flammes, de ses naseaux s'échappe la fumée. Ivan l'Idiot entra par une oreille, but et mangea, ressortit par l'autre, et tel un vaillant gaillard sauta en selle et démarra en trombe. Rapide comme le vent, il atteignit le palais royal, sauta, et dans l'élan décrocha portrait et serviette brodée. En un éclair, il avait disparu. Laissant aller son cheval, il rentra à pied à la maison, remonta sur le poêle et attendit ses frères. Les voilà de retour : «Eh bien, les femmes ! Cette fois, c'est fait : le portrait, il l'a eu !» Caché derrière le tuyau du poêle, Ivan dit : «Frères, est-ce que ce n'était pas moi ? — Reste tranquille, l'Idiot ! Qu'est-ce que tu vas encore inventer ?» Peu de temps après, le tsar organisa un bal, il y convia tous les boyards (nobles en Russie), les princes, les conseillers, les sénateurs, les marchands, les bourgeois et les paysans. Les frères d'Ivan y allèrent et Ivan aussi. Il chercha le poêle, se cala derrière le tuyau et resta là, à regarder, bouche-bée. La princesse régala ses invités, à chacun elle offrit de la bière et en profita pour regarder s'il n'en était pas un qui prit pour s'essuyer sa serviette brodée car celui-là serait à coup sûr son fiancé. Mais non, personne ne tenait sa serviette. Quant à Ivan, elle était passée devant lui sans le voir. Les invités s'en furent. Le lendemain, le tsar donna un autre bal ; cette fois encore, celui qui avait décroché la serviette restait introuvable. «Comment se peut-il, se prit-elle à songer, que mon fiancé ne soit pas là ?» Soudain, jetant un coup d'œil vers le tuyau du poêle, elle avisa Ivan, en loques, couvert de suie, les cheveux en bataille. Elle lui versa un verre de bière, le lui apporta. Les frères n'en revenaient pas : «Comment ? Elle offre à boire à l'Idiot ?» Ivan but et, pour s'essuyer, il sortit la serviette brodée. Toute joyeuse, la princesse le prit par la main, le conduisit à son père et dit : «Père, voici mon fiancé !» Les frères en reçurent comme un coup au cœur : «Elle prend pour fiancé l'Idiot ! Elle a perdu la raison !» Mais à quoi bon les discours ? On les maria et on festoya joyeusement. Et notre Ivan devint non plus Ivan mais Ivan-gendre du tsar. Il se lava, s'habilla, devint un fier gaillard, méconnaissable ! C'est alors que les frères comprirent ce que signifiait aller dormir sur la tombe de son père !