Chacun de nous a une opinion bien arrêtée sur les gens de son entourage. On dit : «Mme Untel est comme ci, M. Untel est comme ça... Jamais l'oncle Henri ou la tante Marthe ne serait capable de ceci ou cela...» Et c'est vrai dans le fond. Les intéressés eux-mêmes pensent souvent la même chose. Jusqu'au jour... Jusqu'au jour où se présente une situation vraiment exceptionnelle. Alors tout peut changer, à un point qu'on a parfois du mal à imaginer... Nous sommes en 1972. Jean-Claude et Elisabeth Laurent, qui vont bientôt fêter leurs dix ans de mariage, sont un couple sans histoires. Il a 35 ans, elle en a 33 ; ils ont deux enfants : Rosalie, 8 ans, et Michel, 5. M. Laurent est cadre supérieur au siège toulousain d'une multinationale. C'est le type même de l'homme dynamique, assez autoritaire et sûr de lui. Elisabeth Laurent, au contraire, est du genre effacé. Elle est menue : cinquante kilos pour un mètre cinquante-cinq. C'est un petit bout de bonne femme, selon l'expression. Avec cela, elle se montre bonne épouse et bonne mère ; elle est douce, patiente et attentionnée. Elle ne travaille pas. Pour Elisabeth Laurent, tout ce qui compte c'est élever ses enfants. La vie au foyer représente à ses yeux ce qu'on peut rêver de mieux, même s'il faut passer toute son existence dans l'ombre de son mari... C'est à un point tel que Jean-Claude lui en fait parfois reproche, par exemple pour la conduite : — Tu devrais être un peu plus active. Tu ne sais même pas conduire. — A quoi cela servirait-il ? C'est toi qui conduis. — S'il m'arrivait quelque chose... Je ne sais pas, moi. Si je me cassais une jambe, qu'est-ce que tu deviendrais ? Qui est-ce qui emmènerait les enfants à l'école ? — Ne parle pas de malheur ! — Je ne parle pas de malheur, je parle de choses qui se produisent couramment. Tu vas me faire le plaisir d'apprendre ! Je vais te payer des leçons. Elisabeth affiche un air boudeur, mais elle se plie à la décision de son mari. Elle se plie toujours aux décisions de son mari. Seulement, quelques semaines plus tard elle annonce à Jean-Claude avec un petit air satisfait : — J'ai arrêté les leçons de conduite. Mon moniteur m'a dit que ce n'était pas la peine. — Comment cela, pas la peine ? — Je ne suis pas douée. Je confonds tout. Je suis trop inattentive. C'est lui qui le dit... M. Laurent regarde son épouse comme on regarde un enfant et pousse un profond soupir. — Ma pauvre Elisabeth, j'espère qu'il ne t'arrivera jamais rien de grave ! Elisabeth, d'abord surprise, répond le plus naturellement du monde, avec un charmant sourire : — Mais s'il arrive quelque chose, tu seras là mon chéri ! Eté 1972. Les Laurent ont décidé de faire un grand voyage. Jusqu'à présent, si Jean-Claude se déplaçait beaucoup pour son travail, notamment en Amérique du Nord, Elisabeth connaissait en tout et pour tout le Lavandou où ils louaient une villa chaque été. Mais cette année-là, elle a eu envie d'aller voir ces pays lointains dont lui parlait son mari et ils ont opté pour le Canada. Inutile de dire que les enfants ont été ravis. Ils ont pris l'avion pour la première fois et le début des vacances a été un enchantement : le Québec, Montréal, le Saint-Laurent et ses îles, tout a plu aux petits et aux grands. Mais ce 30 août, c'est le clou de leurs vacances. Toute la famille visite la réserve naturelle de la province du Québec, au nord du pays. M. Laurent, qui a les moyens, a bien fait les choses : ils s'y sont rendus en avion privé et là, ils ont loué une Land-Rover pour parcourir les routes et les pistes. (à suivre...)