Le 24 octobre 1965, Mlle Marthe arrive très tôt dans sa boutique de fleuriste. Elle a fait le chemin à pied comme d'habitude, depuis sa maison. Une dure journée commence. Fleurs blanches et roses le matin, pour un mariage, fleurs rouges l'après-midi pour un enterrement. Et il manque une vendeuse. Vers sept heures du soir, alors qu'elle s'apprête à fermer boutique, les doigts gourds d'avoir piqué et tortillé des couronnes et des corbeilles toute la journée, un homme se présente. Il supplie Mlle Marthe de le dépanner. Il était invité à un dîner très important, auquel il ne peut se rendre. Or, il a complètement oublié de faire porter des fleurs à la maîtresse de maison avec ses excuses. S'il ne fait pas cela, il passera pour un mufle, pire, il risque sa carrière. Mlle Marthe commence par refuser. Elle n'a pas de livreur à cette heure-ci, elle est en train de fermer, d'ailleurs, elle n'a plus grand-chose en fleurs. Mais l'homme insiste, il désigne un coffret d'orchidées et sort des billets. C'est cher, les orchidées. On n'en vend pas tous les jours, surtout en coffret de douze. Alors Mlle Marthe cède, encaisse, prend l'adresse et se résigne ; elle ira livrer elle-même, tant pis. L'homme laisse un bon pourboire et se sauve. Mlle Marthe aurait dû écouter la petite voix qui disait non, au fond d'elle-même. Elle s'en veut d'avoir accepté, elle n'a vraiment pas envie d'aller au 357 Mighlay Street. Pas du tout... Fatigue ou pressentiment ? Car au 357 Mighlay Street, Mlle Marthe va vivre la nuit la plus infernale de sa vie. C'est un quartier chic et ultramoderne : des immeubles, de grandes allées de béton, des jardins de gravier et de plantes exotiques, des jets d'eau, des portes électriques en verre, des couloirs immenses et des nuées de boîtes aux lettres. Au 357 Mighlay Street, allée 12, immeuble B, il n'y a personne dans la loge du gardien. Il devrait pourtant être là, car c'est allumé chez lui. La liste des locataires ressemble à un planning d'aérogare. La minuterie du hall s'éteint toutes les minutes et demie, et Mlle Marthe cherche un nom parmi 140 autres. Cinq appartements par étage, 28 étages, donc 140 noms. Où est le gardien ? Ce serait simple de lui laisser la boîte et de prévenir de la livraison par le téléphone intérieur. Et cette minuterie qui ne cesse d'éteindre la lumière du hall, comme un jeu stupide ! Un vague malaise s'empare de Marthe, un malaise qu'elle connaît bien : des murs, des plafonds trop bas, une lumière artificielle, Dieu qu'elle n'aime pas ça ! Il faut être fou pour habiter dans des petites boîtes pareilles ! Mlle Marthe est claustrophobe. Pour rien au monde, elle ne vivrait là. Enfin elle trouve le nom : Courtney «notaire», M. et Mme, Porte C, 28e étage ! 28e étage ? Quelle horreur ! Mais où est le gardien ? Marthe est bien obligée d'admettre que le gardien est introuvable. Elle crie : «Il y a quelqu'un ?» Dix minutes passent. Le hall désert résonne de la voix de Marthe, qui s'escrime à faire «ouh ouh !» sans résultat. Car elle refuse de prendre l'ascenseur. Elle a une terreur bleue des ascenseurs. Alors, ne voyant venir personne, Marthe cherche la porte de secours, la trouve et constate qu'elle est bouclée. Cette fois, elle est prise au piège, il ne lui reste que l'ascenseur. (à suivre...)