Caramba ! Caramba ! Où es-tu encore sacrée bestiole ? Viens ici ! Non, ce n'est pas possible ! Tu dois rassembler les moutons, pas les mordre ! Caramba, une sorte de griffon, une chienne de 3 ans, regarde son maître, le père Salvador, avec dans le regard un mélange d'interrogation et d'incompréhension. On dirait qu'elle demande : «Qu'est-ce que j'ai encore fait ? Tu me dis de ras-sembler les moutons : eh bien ! je les rassemble. Or, certains sont imbéciles. Si je ne leur mords pas un peu les pattes, ils refusent de comprendre. Alors je mords ! J'aboie d'abord et je mords ensuite. Ce n'est pas ce que tu veux ?» Non, ce n'est pas ce que veut le père Salvador : — Ça fait trois brebis blessées en un seul mois. J'en ai assez de les soigner, de leur voir traîner la patte ! Caramba, si tu ne comprends pas, je vais être obligé de me débarrasser de toi. Je ne peux pas dépenser mon argent à nourrir une chienne qui ne sait pas faire son travail. Ton sort sera vite réglé ! Mais Caramba ne peut lutter contre son instinct. A nouveau, elle court derrière le troupeau, et à nouveau emportée par le désir de bien faire elle ne peut s'empêcher de mordre une brebis qui s'attarde trop à son gré. — Caramba ! Ici, couchée ! Au pied ! Salvador attend que Caramba soit à ses pieds. Sa truffe touche le bout des bottes du paysan espagnol. — Tant pis pour toi, ma fille, tu l'auras voulu ! Il saisit la chienne à bras-le-corps. Caramba remue la queue. Il est rare qu'elle se retrouve entre les bras de son maître. Pour elle c'est une fête inhabituelle. Salvador, sa chienne entre les bras, gravit une pente de rocaille qui domine le pré. Il vient d'arriver auprès d'un gouffre qui s'ouvre au flanc de la colline. Ce gouffre se nomme Vacamuerta, la «Vache morte». Le nom est assez explicite. Dans ce puits naturel, de temps en temps une bête égarée loin d'un troupeau dégringole. C'est noir, froid, à pic. Personne n'a jamais tenté d'aller voir en bas ce qui s'y passe. Ceux qui s'intéressent à la chose ont lancé des pierres pour calculer la profondeur du trou ; l'instituteur estime qu'il doit y avoir près de soixante-dix mètres de profondeur. Une véritable porte de l'enfer... Caramba n'a pas eu le temps de comprendre. Après l'avoir un peu balancée d'avant en arrière, le père Salvador vient de jeter sa chienne dans le gouffre. La bête pousse un cri - un aboiement d'incompréhension - et disparaît en chute libre, avalée par la montagne. Salvador reste un moment à contempler le trou noir où il vient de jeter l'animal. «On ne sait jamais avec cette foutue bourrique... Elle serait capable de s'accrocher un peu plus bas et de remonter», se dit-il. Mais non, il n'y a rien à craindre. Jamais ni homme ni bête n'est remonté du trou de la Vache morte. Le jour même Salvador se rend au marché du village et négocie l'achat de deux nouveaux chiens, garantis excellents bergers, pour remplacer cette folle de Caramba. Les saisons changent, l'hiver succède à l'automne. Puis le printemps arrive. Trois ans s'écoulent. — Dites donc, père Salvador, vous qui habitez tout près du gouffre de la Vache morte, vous n'y avez jamais perdu de bête ? — Ah ! Ne m'en parlez pas. Depuis trois générations, on en a perdu des vaches, des cochons, des moutons. Il doit y en avoir des os dans ce trou ! Et pas seulement des carcasses d'animaux. Des hommes aussi. ! — Il paraît même que pendant les guerres napoléoniennes, les paysans du coin ont balancé au fond pas mal de soldats français tout vivants. — Et pendant la guerre civile aussi, en 1936, il y en a plus d'un qui a fait le grand plongeon là-dedans. Des curés et aussi des rouges. Des hommes et des femmes à ce qu'on dit. (à suivre...)