Antan n A la jeunesse d'aujourd'hui, les grands-mères ne racontaient déjà plus d'histoires. Autrefois, la description des personnages et des lieux suscitait très tôt l'imagination des enfants... Cela pourrait paraître dépassé aujourd'hui de parler des contes de nos grands-mères, que nous attendions impatiemment. C'est parfois au coin du feu, pour ceux qui avaient une cheminée, lorsque le soir venait et que la nuit tombait que nous nous installions pour écouter presque religieusement ces histoires. Contrairement à ce que beaucoup de lecteurs peuvent penser, les contes racontés au coin du feu ne sont pas une image d'Epinal empruntée à la littérature française. Ils sont une réalité que les quinquas ont vraiment vécue, en leur temps. Et ceux qui ne possédaient pas de cheminée, le «m'jamar» familial remplaçait judicieusement le bois. C'était l'époque où les moyens de communication étaient quasi inexistants, particulièrement dans l'arrière-pays. Une lettre ordinaire mettait entre trois à cinq jours pour arriver à destination, le téléphone était réservé aux riches, aux colons, aux commerçants et autres grossistes... Les PTT n'étaient pas automatisés et pour joindre n'importe quelle ville du pays, on devait nécessairement passer par le bureau de poste et attendre plusieurs heures pour parler enfin à l'abonné demandé. Et comme les loisirs étaient rares et surtout hors de prix, le temps donnait l'impression de se rallonger indéfiniment et les soirées d'hiver étaient si longues et si tristes, si ternes et si grises que les grands-mères étaient sollicitées, dès la fin du souper pour raconter ce qu'elles savaient de mieux : des histoires de djinns toujours menaçants, de rois fabuleux et de monstres indomptables qui faisaient toujours peur ; des personnages qui portaient le même nom à l'Est, à l'Ouest comme au Sud et au Centre du pays, à l'image d'«el-ghoul». A la seule évocation et leurs noms, nous tremblions de tous nos membres et nous avions si peur qu'on évitait même d'aller au petit coin. J'en garde beaucoup de tendresse parce que ces histoires étaient dites avec beaucoup d'amour et d'intonation dans la voix. On les écoutait religieusement. On les buvait. C'était plus qu'un spectacle. Chacun de nous imaginait les personnages en fonction de sa propre peur, quand il s'agissait de bêtes malfaisantes, ou en fonction de sa propre imagination, quand il s'agissait des fastes incomparables de la cour de Haroun-Errachid, notre Zorro à nous, un personnage de légende, notre redresseur de torts, le héros contre lequel personne ne pouvait rien et encore moins les policiers du village. Il était sur tous les champs de bataille, coupait des têtes, rendait justice aux plus faibles. Il ne se lassait pas de chasser les voleurs et les impies au point que notre mère avait demandé un soir, pince-sans-rire, à sa vieille belle-mère s'il arrivait quelquefois à ce «maître de Bagdad de manger et de se reposer…». A l'évidence, elle voulait nous préciser à sa manière qu'il ne fallait pas exagérer et que le calife était d'abord et avant tout un homme.