Frau Grauss tricote chez elle un joli pull-over pour son fils Fritz. Avec un motif de jacquard : des edelweiss bien blancs sur un fond vert et bleu. Elle est contente : son pull avance et, malgré la complexité de son ouvrage, elle espère en venir à bout avant la fin de la semaine. Tout est calme. Le soleil de printemps entre par la fenêtre grande ouverte. Même Mitzi, la chatte noire, blanche et beige, se réchauffe sur l'appui de la fenêtre. Les yeux fermés elle dort à moitié. Quatre étages plus bas, l'agitation de la rue. Frau Grauss entend des bruits d'outils dans la salle de bains : rien d'étonnant à ça, le plombier est venu pour réparer la douche que Fritz a trouvé le moyen de démolir, Dieu sait comment. Le plombier, Herr Trauber, ouvre la porte qui fait communiquer la salle de bains et la salle de séjour. — Frau Grauss, j'aurais besoin d'un seau en plastique. Vous avez ça ? Sabine Grauss va répondre qu'elle en a un dans la cuisine. Mais soudain, elle ne peut plus parler. En ouvrant la porte de communication, le plombier a créé un courant d'air entre la fenêtre de la salle de bains et celle de la salle de séjour. Ce courant d'air passant juste sous le nez de Sabine Grauss provoque une réaction banale : elle sent qu'elle va éternuer. — Ça y est, je suis encore partie pour dix-sept fois. Car depuis plusieurs générations, dans la famille de Sabine, on répète que les éternuements vont toujours par série de dix-sept. Normalement Sabine devrait attraper son mouchoir, un bout de son tablier, n'importe quoi et bloquer cet éternuement qui monte. Mais pour l'instant, elle est en train de tricoter une manche du pull-over, avec quatre aiguilles et toutes les laines du jacquard ! Ça fait pas mal de choses à maintenir en place pour ne pas perdre de mailles. Alors, tant pis, Sabine Grauss éternue : «Atchoum !» C'est un éternuement énorme, tonitruant, cataclysmique. On dirait que tout l'air de sa forte poitrine s'évacue en un quart de seconde. Juste le temps de récupérer, de remplir ses poumons et c'est reparti. «Atchoum !» Le plombier en est abasourdi. Jamais de sa vie il n'a entendu un tel éternuement. Un bruit qui fait trembler les vitres ! Mitzi, la chatte noire, blanche et beige, endormie au soleil sur l'appui de la fenêtre, a certainement déjà entendu Sabine éternuer. Mais aujourd'hui Mitzi est réveillée en sursaut par l'explosion. Elle saute brusquement en l'air. Quand on dort au soleil à la hauteur du quatrième étage, cet exercice n'est pas conseillé. On risque de perdre l'équilibre. Surtout quand on est une grosse minette à la bedaine un peu pendouillante. Sabine, entre le deuxième et le troisième éternuement, a le temps de voir Mitzi disparaître, aspirée par le vide. Du coup elle lâche son tricot, perd des mailles et se précipite vers la fenêtre. Elle veut crier : «Mitzi» mais, comme elle éternue en même temps cela donne un : «Mitzchoum !» lamentable. Et inutile. De toute manière Mitzi est déjà arrivée en bas ! On a beau dire que les chats ont neuf vies... ! Frau Grauss arrive à la fenêtre ! Elle glisse un peu sur son parquet impeccable. Pour un peu elle basculerait elle aussi et irait rejoindre Mitzi, quatre étages plus bas. «Atchoum !» Sabine jette un regard désespéré vers la rue. A première vue pas de trace de la chatte. Au rez-de-chaussée de l'immeuble, le grand store de l'épicier protège son étal de fruits des ardeurs du soleil. Une grande bâche jaune canari, solide. Pas de doute : Mitzi a dû tomber sur la bâche. D'ailleurs celle-ci est encore animée d'une sorte de vibration. Un peu comme si quelqu'un ou quelque chose venaient de l'utiliser en guise de trampoline. A suivre Pierre Bellemare