Tout le monde se mêle de l'affaire. Les syndicats, les représentants du patronat, les femmes des ouvriers, le prêtre de la paroisse, le maire et bien sûr la police. Sur cet immense chantier de construction où devront s'élever bientôt une cité, un stade, des magasins, des parkings, tout ce qui fait le bonheur des citadins modernes, dit-on, sur cet immense chantier hérissé de béton, un troisième homme vient de mourir. Trois accidents en un mois, c'est trop pour tout le monde, donc tout le monde s'en mêle, et plus personne ne comprend. Les normes de sécurité ont été respectées : oui ? non ? Les conditions de travail sont critiquables : oui ? non ? Les hommes ont commis des imprudences : oui ? non ? Réunions, discussions, défilés, pancartes, affiches, graffiti, discours, tout cela ne rendra pas la vie à : — Stephen, vingt-huit ans, marié, un enfant, écrasé par une dalle de ciment préfabriqué ; — Irwin, trente et un ans, célibataire, tombé d'un échafaudage ; — Crosby, trente-cinq ans, marié, deux enfants, tombé d'un échafaudage. La police n'aime pas les séries. Elle n'aime pas que des ouvriers aussi qualifiés que ces trois-là soient victimes d'accidents aussi stupides, et qui plus est sans témoin pour confirmer les circonstances de l'accident. Au-delà du tumulte, de l'enquête des assureurs, des vociférations des leaders syndicalistes, la police se demande tout simplement si, quelque part dans la foule envahissant le chantier, il n'y aurait pas un assassin unique pour ces trois victimes. Parmi tous ces visages qui s'inclinent à présent, tête nue, pour la minute de silence réclamée par un orateur, il en est un, semblable aux autres, indiscernable mouton parmi les moutons. Comment le débusquer ? L'Angleterre des bas quartiers, celle de la bière, des bagarres, de la misère morale et du chômage, pas celle des gentlemen et des clubs de bridge. C'est là, à la lisière d'une ville, au long des terrains vagues et des chantiers, que la police enquête. Une cité provisoire, mélange de baraquements et de caravanes, où se mêlent les ouvriers du bâtiment et ceux de la route en construction. An 1977 de la crise. L'enquêteur se mêle aux buveurs de bière. Il parle comme eux, est habillé comme eux, se dit chômeur et écoute. Il est là parce que la direction du chantier, les experts ont estimé la thèse des accidents quasi impossible. Il est anormal que la première victime ait manipulé seule l'énorme dalle de ciment armé. Ce genre d'opération nécessite au moins trois personnes. La chose s'est produite à l'heure de la pause. La victime portait sa gamelle, et même une cigarette allumée à la bouche. Son corps n'a été découvert que deux heures plus tard, les hommes ont crié à l'accident sans savoir, mais la police sait. Quant aux deux autres, ils ne portaient pas leur ceinture de sécurité, ils sont tombés, eux aussi, juste à l'heure de la pause. Pourquoi auraient-ils défait leur ceinture avant de descendre de leur échafaudage ? L'un a eu la nuque brisée, mais le légiste n'est pas sûr que ce coup mortel soit dû à la chute. La théorie de l'assassinat serait la suivante : quelqu'un attire la victime à l'intérieur des bâtiments en construction et non sur l'échafaudage, le tue à l'aide de n'importe quel objet lourd, une barre de fer, une poutre, un outil quelconque, et ensuite le balance du haut de l'échafaudage où il travaillait quelques minutes avant. Même hypothèse pour la deuxième victime. D'où il ressort que l'assassin est un familier du chantier, ouvrier lui-même, et qui n'a eu aucun mal à préméditer ses crimes. Tous ces hommes, en déplacement pour la plupart, vivent dans la cité provisoire, où certains ont même amené leur femme et leurs enfants. Ils fréquentent deux bars, unique distraction de l'endroit, jusqu'à vingt-trois heures. (A suivre...)