Quatre-vingt-deux ans : c?est un âge où l?on peut mourir tranquille, en principe, en se disant que la vie a été longue et bien remplie. Mlle Briget, à quatre-vingt-deux ans, va mourir très riche : une fortune colossale accompagne son existence de vieille fille depuis cinquante ans. Sa fortune, en 1948, représente des centaines de millions de francs légers, en dollars. Briget Sullivan s?apprête donc à mourir très riche, mais seule et détestée. Au point que plus personne, depuis des années, ne lui adressait la parole. Car dans sa ville, et même dans tous les Etats-Unis, Mlle Briget Sullivan est considérée comme un monstre. Seuls les journalistes ont décidé de suivre son agonie. Ils la guettent, depuis plusieurs semaines déjà. L?un deux, plus obstiné, fait le siège de la magnifique villa Sullivan depuis trois jours. Il livre bagarre à l?espèce de femme de chambre-infirmière qui lui barre le chemin. «Dites à Mlle Sullivan que j?écrirai n?importe quoi sur elle si elle ne me reçoit pas ! Je reprendrai toute l?histoire et j?en ferai ce que je voudrai ! ? Mais monsieur, c?est du chantage ! Vous devriez avoir honte. Elle a le droit de mourir tranquille, à son âge? ? Non justement, non ! Elle n?a pas le droit ! Pas avec ce qu?elle sait. Allez lui dire que je ne bougerai pas d?ici avant de lui avoir parlé ! ? Et si j?appelle la police ? ? Allez-y. Quand on s?appelle Briget Sullivan, ça m?étonnerait qu?on demande l?aide de la police !» Le journaliste n?apparaît pas, dans cette histoire, comme l?exemple de sa profession. Il donne l?impression du charognard qui guette sur une branche les derniers sursauts du fauve blessé à mort. Il travaille, chose courante, pour une feuille à scandale. Briget Sullivan est impotente. Devenue énorme avec l?âge, elle souffre d?une paralysie qui gagne, de jour en jour, du terrain, cerne déjà le c?ur et les poumons. Elle parle difficilement, d?une voix monocorde et sèche, presque sans respirer. «Jeune homme, il y a longtemps que je n?ai rien à dire. Vous ou un autre, ce sera pareil. ? Pourquoi m?avez-vous laissé entrer, alors ? ? Pour que vous sachiez que je mourrai sans rien dire. ? Laissez-moi vous poser des questions, on verra bien. ? J?ai envie de vous jeter dehors maintenant. ? Allons, mademoiselle Sullivan, soyez raisonnable ! Je peux raconter l?histoire tout seul, si vous le voulez. Mais je dirai ce que je voudrai de vous et de la famille Borden? ? Laissez la famille Borden tranquille. Ils sont tous morts, Dieu ait leur âme. ? Vous croyez en Dieu, mademoiselle Sullivan ? Vous n?avez pas peur de Lui ? ? C?est mon affaire ! ? Votre maîtresse s?est-elle confessée avant de mourir ? ? ça ne vous regarde pas. ? Allez-vous vous confesser, vous-même ? ? ça non plus, ça ne vous regarde pas. ? S?il vous plaît, mademoiselle Briget, racontez-moi le crime? Vous n?avez plus rien à perdre ! ? Lisez les journaux de l?époque, vous en saurez autant que moi. ? Les demoiselles Borden ont dû vous faire des confidences. ? Elles sont mortes. Je vous ai déjà dit de les laisser en paix. ? A combien s?élève actuellement votre fortune, mademoiselle Sullivan ? ? Je l?ignore. ? Vous n?avez plus de famille, qui va hériter ? ? Je ne suis pas encore morte, jeune homme, vous allez vite en besogne. ? Parlez-moi de votre enfance ! ? Non. ? Parlez-moi de votre père. ? Il est mort. ? De votre mère, alors? ? Elle est morte. ? Vous êtes Irlandaise, mademoiselle Sullivan. A quel âge êtes-vous venue aux Etats-Unis ? ? J?avais quinze ans, jeune homme, un bel âge pour crever de faim au pays de la ruée vers l?or. ? Comment êtes-vous entrée au service de la famille Borden ? ? A coups de gifles. Avec la nourriture, c?était mon salaire. Mon père buvait le reste. C?est comme ça que je suis devenue orpheline. Lui est mort de trop d?alcool, ma mère de trop de chagrin.» (à suivre...)