Un inconnu entre deux âges, emmitouflé dans une épaisse canadienne, tend au gros flic rougeaud qui le reçoit au commissariat de Ville-d'Avray une lettre rédigée au crayon d'une écriture malhabile : «Je l'ai trouvée en revenant de la pêche, dit-il. C'était posé bien en évidence sur la table de la cuisine.» Le policier penche son visage écarlate sur la feuille de papier et lit, les sourcils froncés par l'effort : «Excuse-moi, mon petit Jeanjean chéri, il faut que je t'avoue quelque chose, ça va te faire beaucoup de peine. L'enfant que je porte n'est pas de toi. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour le faire passer, tu t'es rendu compte, cette nuit, comme j'ai eu mal. Pour ne pas faire honte dans la famille, je préfère disparaître, aller rejoindre maman. Pour le temps que nous avons passé ensemble, j'ai été très heureuse, je t'en remercie. Prends bien soin de Sophie. Avec tout l'amour que j'ai pour toi. Adieu. Pauline.» Le policier repose la feuille de papier et dévisage son interlocuteur. C'est un homme de trente-cinq ans, le visage largement auréolé de cheveux blonds soigneusement rangés et ondulés. Bien qu'il porte encore ses vêtements de pêche, il paraît élégant et méticuleux. Il a tout à fait le physique de son métier : chef de rayon dans un grand magasin parisien. Son attitude calme, affable, un peu solennelle a quelque chose qui évoque en effet la silhouette élégante et discrète du chef de rayon, tel qu'on le concevait autrefois : prêt à s'incliner devant la clientèle et à houspiller la vendeuse. «Jeanjean, c'est vous ? demande le policier. — Oui, je m'appelle Jean-Claude Valtaille. — Et Pauline ? — Pauline, c'est ma femme. — Et depuis cette lettre, vous ne l'avez pas revue ? — Non.» Les yeux du sympathique chef de rayon s'embuent. Il toussote pour s'éclaircir la voix : «Je crains qu'elle ne se soit noyée.» Alors le flic se lève enfin pour aller prévenir le brigadier. Le brigadier a des binocles et des moustaches tombantes. C'est un homme efficace : «Il y a combien de temps que vous avez trouvé cette lettre ? — Il y a vingt minutes. — Lorsque vous avez vu votre femme pour la dernière fois, il était quelle heure ? — Il devait être cinq heures, elle était encore couchée. Je l'ai embrassée avant de partir... Nous avons eu une nuit agitée, mais à ce moment-là, elle paraissait calme. — Vous en parlez déjà au passé ? — Je vous l'ai dit, je crains qu'elle ne se soit noyée.» Le brigadier lit et relit la lettre de la pauvre Pauline. «Vous avez eu une discussion cette nuit au sujet de cet enfant ? — Oui, mais je pensais que c'était fini. J'en avais pris mon parti. — Et pourquoi pensez-vous qu'elle se soit noyée ? — Nous habitons tout près des étangs. Et puis cette nuit, une ou deux fois, elle m'a dit que si elle avait du courage, elle devrait se noyer... — C'est aux étangs que vous étiez à la pêche ? — Non, j'étais allé à Bougival.» Déjà le brigadier a décroché le téléphone, s'apprêtant à organiser le ratissage des étangs de Ville-d'Avray, plus connus sous le nom des étangs de Corot, le peintre qui les a rendus célèbres... la routine, en somme. Mais au même moment, une guimbarde ferraillante s'arrête devant le commissariat et l'affaire va se corser.(A suivre...)